C’est avec Aliénor d’Aquitaine que Delcourt a choisi de débuter sa série de triptyques Reines de sang, consacrée aux grandes dames qui ont fait l’Histoire. Choix pertinent tant ce personnage a eu une grande influence sur la politique de l’époque et la construction de l’Europe féodale. Mariée au jeune roi des Francs Louis VII en 1137, héritière du duché d’Aquitaine (qui couvrait un territoire aussi important que le royaume de France), elle fait de la France la puissance majeure de l’époque. En 1152, cependant, le divorce est prononcé entre les deux époux et Aliénor épouse peu de temps après Henri II Plantagenet, pour devenir reine d’Angleterre en décembre 1154. L’Aquitaine et ses domaines basculent alors dans le giron anglais. De ses deux mariages, Aliénor eut dix enfants, dont l’illustre Richard 1er d’Angleterre. Elle est morte dans son domaine de Poitiers, à l’âge respectable de 82 ans. Un destin incroyable, symbole incarné de la lutte franco-anglaise et de le guerre de cent ans, qui a fait fantasmer, au cours des siècles, bon nombre de romanciers et de chroniqueurs.
Aliénor d’Aquitaine est un personnage atypique qui, en son temps, défrayait déjà les chroniques. Pas toujours de manière flatteuse. Aujourd’hui encore, les historiens s’interrogent sur la véracité des tendances qui lui sont reprochés, notamment des mœurs libérés et un manque de discernement politique, qui seraient indirectement l’une des principales causes de son divorce avec Louis VII. Ce qui est certain, c’est que cette fille du sud-ouest était une femme de caractère, ambitieuse, aimant la vie, et affichant une attitude et des tenues vestimentaires qui juraient avec l’austérité de la cour de Louis VII… et choquaient ses contemporains. Lorsqu’elle s’installe à la cour de France en 1137, elle y amène sa suite, un entourage de troubadours (dont le célèbre Marcabru), et dépense énormément en tapisserie et en toilettes pour amener un peu de gaité dans le château royal. On prétend aussi que, usant de sa beauté et son attirance pour le sexe, elle aurait eu une grande influence sur le jeune roi – et elle endossa souvent la responsabilité des erreurs politiques d’un roi maladroit.
Le tome 1 du triptyque consacré à Aliénor d’Aquitaine couvre une période qui va de son mariage avec Louis VII en 1137 jusqu’au déclenchement de l’incident de Vitry-en-Perthois, en janvier 1143. Six années d’apprentissage à la cour du roi Louis VII, durant lesquelles la reine, malgré son jeune âge, n’hésite pas à imposer ses idées et ses favoris à un jeune époux naïf. Pour traiter de cette période, les scénaristes Arnaud Delalande et Simone Mogavino ont choisi de retenir comme principal élément narratif l’infidélité de la reine, qui n’a jamais été prouvée (certains contemporains parlaient même de nymphomanie) et qui, dans certaines circonstances, était peu probable. Lui inventant quelques amants à partir de ceux qui ne furent probablement que de simples courtisans. Ils lui prêtent aussi quelques interventions qui n’ont jamais été prouvées (ce n’est pas elle qui a renvoyé de la cour le troubadour Marcabru, mais le roi en personne). Des libertés prises qui, toutefois, n’empêchent pas cet album d’être digne d’intérêt, de par un récit dramatique bien tendu (qui doit beaucoup au story-board nerveux d’Erwan le Saëc) mais aussi le soucis des auteurs à mettre en évidence les guerres d’influence qui secouaient la encore fragile cour de France et de recréer le plus fidèlement l’entourage de Louis VII le Jeune, qui n’était alors que le roi des Francs (le concept de roi de France n’arrivera qu’avec son successeur Philippe Auguste). On y découvre ainsi Suger, influent abbé de Saint-Denis, qui anticipe tous ces ecclésiastiques qui eurent une grande influence dans les cours de France et d’Europe – le portait dressé par les scénaristes est d’ailleurs assez flatteur. On y suit aussi les intrigues d’Adélaïde de Savoie, mère de Louis VII et adversaire farouche d’Aliénor, et qui évoque toutes ces régentes et ses reines-mères qui firent la politique de leurs pays.
Graphiquement, Carlos Gomez nous propose des dessins réalistes classiques mais très efficaces. Ils n’hésitent pas à dresser un profil assez sulfureux d’Aliénor à travers quelques nus impudiques et usent de gros plans sur des visages très expressifs et aisément reconnaissables. Du point de vue historique, le travail de documentation a entrainé des reconstitutions sans erreur, à la fois dans les costumes et les décors (avec un joli plan sur l’abbaye de Saint-Denis). Enfin, quand il s’agit de faire dans l’action, le dessinateur s’en sort aussi assez bien, comme lorsqu’il reconstitue l’intervention musclée du roi contre la commune de Poitiers.
Ma côte : 3,5 /5
Aliénoir, la légende noire, tome 1/4
Scénario de Arnaud Delalande et Simona Mogavino
Dessins de Carlos Gomez
Story-board d’Erwan Le Saëc
Couleurs de Claudia Chec
Paru aux éditions Delcourt (avril 2013)