« Agnès la noire se distingue évidemment par sa prise de position féministe clairement affichée. Voilà une héroïne qui décide de rejeter sa condition de femme telle que codifiée, rigidifiée et imposée par une société patriarcale qui est en train de sortir du Moyen Âge… » A travers cette citation tirée de son excellent essai concluant l’ouvrage, Patrice Louinet nous donne un indice sur le raisonnement qui l’a amené à faire du nom de l’héroïne le titre de ce nouveau recueil de nouvelles tirées de l’œuvre de Robert E. Howard. Car, en fin de compte, les aventures d’Agnès de Chastillon n’occupe qu’une modeste place (trois nouvelles, dont deux ne dépassent pas la vingtaine de pages et pourraient être cataloguées comme « mineures »). Mais l’aspect avant-gardiste de la première histoire méritait, c’est sûr, d’être mis en évidence par une place privilégiée dans l’ouvrage. C’est dotant plus justifié que Sword Woman (Agnès la Noire) est un très bon texte, une excellente histoire d’aventure historique (elle se déroule dans un Moyen Âge tardif, en Normandie) où Robert E. Howard démontre encore une fois qu’il était aussi à l’aise avec les univers réalistes que les univers de fantasy. Et qu’il appréciait particulièrement les femmes fortes – du moins dans ses univers de fiction. Dans le panthéon féminin Howardien, Agnès de Chastillon domine même, par sa force de caractère, les célèbres Valeria et Red Sonja.
Si Agnès la Noire se situe en haut de l’affiche, les autres héros présents dans ce recueil de 520 pages ne sont pas en reste, pour ce qui est de leur caractère bien trempé (d’aucun appelle ça le profil Howardien, mais bon, c’est quand même réducteur, j’aurais plutôt tendance à parler d’esprit pulp), de leur dose de courage et de leurs capacités martiales. Terence Vulmea (avec deux longues et vraiment excellentes nouvelles) est un pirate atypique, une sorte de Conan « historique », qui vit ses aventures exotiques, non pas en mer, mais dans les jungles d’Amérique Centrale et du Sud, riches en terra incognita, en cités perdues, en indigènes impitoyables et en adversaires cruels et fourbes. J’adore. Est également présent le fougueux Cormac Mac Art, le pillard Gaël que les amateurs de cette collection connaissent bien pour l’avoir déjà rencontré dans un précédent recueil. Il figure en bonne place avec Swords of the Northen Sea (Les épées de la mer nordique), un texte d’une trentaine de pages où il est une fois aux prises avec de rudes Vikings et où il dévoile un étonnant aspect de sa personnalité. A celle-ci, Patrice Louinet ajoute aussi trois histoires inachevées plutôt intéressantes où Cormac Mac Art devra user de toute sa force et son adresse, mais faire également preuve de ruse.
Il y a également Kirby O’Donnell, une sorte de proto-El Borak, avec trois longs textes (qui auraient gagné à être plus concis). Dans son essai, Patrice Louinet le qualifie de « parent pauvre ». Je le trouve sévère avec ce sympathique aventurier irlando-américain évoluant dans un Orient historique plus que fantasmé. Un Orient qui évoque, certes, celui de Lawrence d’Arabie mais aussi tous ces serial d’aventure qui noyaient à l’époque les écrans (aujourd’hui, on pense bien sur à Indiana Jones, qui respire la même atmosphère pulp). A travers ces trois récits, l’auteur nous fait visiter les plaines de la Perse, les zones sauvages du Pakistan et de l’Afghanistan et les contreforts de l’Himalaya, lieux riches en guerres entre tribus locales, en trésors cachés et en complots politiques. Ce n’est certes pas du grand Howard (ça traîne parfois un peu en longueur), mais chaque histoire recèle quelques bons moments. Ma nouvelle préférée reste Gold from Tartary (L’or de la Tartarie), avec son chassé-croisé sanglant dans le palais de la cité imaginaire de Shahrazar. Plutôt divertissant.
Agnès la Noire contient aussi trois nouvelles « indépendantes ». Dans The Brazen Peacock (Le paon d’airain), l’auteur nous entraîne en Afrique Orientale, au début du vingtième siècle, pour y rencontrer Erich Girtmann, un aventurier qui, pour avoir dérobé leur précieuse idole, est poursuivie par les membres d’une secte sanguinaire. C’est abracadabrant mais amusant. Dans The Black Bear Bites (La morsure de l’Ours Noir), direction la Chine du Péril Jaune. Robert E. Howard, son imagination probablement marquée par la révolte des Boxers et ses clichés (comme tous les occidentaux de l’époque) nous invite à suivre les aventures de Bill Lannon, un ancien agent des Services Secrets Britanniques qui lève le voile sur un incroyable complot aux fragrances… Lovecraftiennes (dans le texte). Avec ses leaders chinois aux allures de Fu Manchu, ses assassins dissimulés derrière chaque rideau, ses bagarres dans les fumeries d’opium. Difficile de faire plus pulp. Enfin, retour dans les univers de flibuste avec The Isle of Pirate’s Doom (L’île aux pirates). Une histoire très classique, où de méchants flibustiers sont prêts à tout pour découvrir la planque de l’un de leurs consorts peu fréquentables, mais qui bénéficie d’une présence féminine avec Helen Travel. Le personnage est cependant nettement moins intéressant qu’Agnès de Chastillon, son aspect rude et volontaire cachant en réalité une sensibilité « toute féminine ».
Bref, je conclurais ce petit tour d’horizon en disant que, si vous amateur de littérature pulp, cet ouvrage (ainsi que tout le reste de cette exceptionnelle collection) est un must have. Ce n’est en aucun cas un recueil de textes mineurs sans intérêt. Au contraire, Agnès la Noire est à la fois une excellente vitrine sur l’édition pulp de la période (Patrice Louinet a pris comme parti de restituer les textes dans leur intégralité) et nous offre un beau panorama sur les univers « historiques » explorés par Robert E. Howard, qui n’était pas seulement l’auteur de Conan, comme beaucoup de gens mal informés le pensent. C’est également un ouvrage rare, de belle qualité, riche en textes inédits et qui bénéficient, cerise sur le gâteau, de sympathiques illustrations signées Stephane Collignon.
Ma côte: 4.5/5 (son seul « défaut » est la qualité intrinsèque, inégale, des textes)
Agnès la Noire
Un recueil de nouvelles de Robert E. Howard
Traduction de Patrice Louinet, édition élaborée par Patrice Louinet
Aux éditions Bragelonne
Juin 2014 – 520 pages
Prix: 25€
Si vous désirez en savoir plus sur Patrice Louinet, ce spécialiste d’Howard avait eu la gentillesse de m’accorder une interview à l’époque où j’officiais encore pour Scifi Universe.