aleria t1

21 aout 1975. La lutte pour la reconnaissance du peuple corse et de ses droits immuables franchit une étape qui va la faire entrer, quelques temps plus tard, dans la lutte clandestine armée. Tout démarre par la simple occupation d’une cave viticole, propriété du pied-noir Depeille. Les responsables de l’ARC (Action Régionaliste Corse) veulent dénoncer par cette action les pratiques illégales de chaptalisation du vin et une escroquerie (deux accusations qui ont d’ailleurs été avouées plus tard par le principal accusé, le viticulteur Depeille) mais aussi les injustices subies par un peuple non reconnu en tant que tel, comme la spoliation de ses terres au bénéfice des pieds-noirs. Ce jour-là, ce qui ne devait au départ ne devait être qu’une simple opération de communication tourne en drame quand l’état, par l’intermédiaire de son ministre de l’intérieur de l’époque, Poniatowsky, réagit violemment à l’occupation des lieux. Plusieurs centaines de gardes mobiles et de CRS, appuyés par des véhicules semi-blindés et des hélicoptères de combat mettent le siège autour d’une modeste demeure occupée par une poignée de militants armés de fusils de chasse. Personne ne voulant perdre la face, l’affrontement est désormais inévitable, faisant d’Aléria 1975 l’un des plus grands faits de l’Histoire de la Corse… Un événement fondateur qui a abouti, aujourd’hui, à l’acceptation civile (et surtout la compréhension) de l’âme nationaliste (consacrée par l’accès à la mairie de Bastia de Gilles Simeoni, fils de l’un des principaux acteurs d’Aleria).

Cette « affaire » (j’aurais plutôt tendance à parler d’évènement historique) d’Aleria a été le sujet de nombreux ouvrages et a même eu l’honneur de se voir analyser par moult spécialistes. Mais, à ma connaissance, le monde de la bande dessinée ne s’était encore jamais penché dessus. C’est chose faite avec Aleria 1975, un diptyque créé par Bertocchini et Espinosa, dont le premier tome – Escrocs Fora ! – vient de sortir aux éditions DLC. Un premier opus qui, par sa structure (les trois premières planches compose un historique qui expose, de belle manière, les origines de la création de l’ARC, avec le scandale des Boues Rouges) me rappelle l’excellent documentaire de FR3 de Marie-Ange Poyet et Jean-Michel Vecchiet (2000). Pour construire cette œuvre, le scénariste Frédéric Bertocchini a recueilli les témoignages de grandes personnalités politiques comme, entre autres, Edmond Simeoni, Pierre Poggioli ou Léo Battesti. Le récit est donc construit à partir d’un seul point de vue, celui des militants. Cela n’est pas gênant dans le fait que, à aucun moment, le scénario ne tourne en un vulgaire plébiscite nationaliste. Au contraire, le préfet Guérin apparaît même comme un homme raisonnable mais aliéné par sa mission. Mais il me fallait quand même signaler cette approche à focalisation interne, la narrateur se posant comme un témoin des faits, présent dans l’entourage direct d’Edmond Simeoni.

Si d’aucuns pourraient croire que « l’aventure » du docteur Simeoni et de ses compagnons de lutte n’est qu’un vulgaire épisode de lutte sociale sans grand intérêt dramatique, ils se tromperaient grandement. En effet, le scénario de Frédéric Bertocchini, fidèle aux événements, est riche en péripéties assez étonnantes (le coup de bluff de Simeoni avec la fausse prise d’otage de Rotilj Forcioli), en rebondissements dignes d’un épisode de fiction et s’appuie sur des personnages charismatiques car guidés par leur sincérité, leur idéalisme et… une certaine naïveté. L’histoire, en plus d’avoir un véritable intérêt historique, est donc vraiment intéressante à suivre. Le tome 2, qui verra le récit entrer grandement dans l’action, devrait être encore plus accrocheur – le premier opus s’achève avant que ne soit donné l’assaut.

C’est Michel Espinosa qui s’est vu chargé de la mise en image d’Aleria 1975 (avec l’aide de  Nuria Sayago pour la mise en couleurs). Un dessin épuré style « ligne claire », un coup de crayon presque esquissé, pour un résultat final qui, en raison de grandes cases, donne un peu une impression de vide. En fait, plus que sur la richesse des cases, le dessinateur s’est appliqué à rendre la narration la plus fluide possible afin de mettre en valeur les passages dialogués (qui sont le fruit des témoignages des protagonistes) – une intention qu’il a particulièrement bien concrétisée. Le lecteur avisé pourra également apprécier le travail d’Espinosa opéré sur les personnages, qui affichent tous des visages aisément reconnaissables. Un travail d’identification qui amène un non négligeable élément de véracité et qui démontre le travail effectué en amont par les créateurs de cet œuvre de mémoire, moins d’un an avant le quarantième anniversaire de l’évènement.

aleria 1975 t1 01

Ma côte: 4/5

ALERIA 1975 – TOME 1: ESCROCS FORA!
Scénario de Frédéric Bertocchini
Dessins de Michel Espinosa
Couleurs de Nurya Sayago
Parue aux editions DCL (Septembre 2014)