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Balaklava 1854. Une même bataille. Deux films. Et pourquoi pas un sujet d’étude ? Il pourrait pompeusement s’intituler: l’appréciation et la récupération d’un fait historique désastreux par l’art cinématographique : qui se fait miroir d’un contexte sociétal, d’un état d’esprit et d’une époque. Bon, nul doute que ce type de réflexion a déjà été développé, et par des analystes nettement plus compétents que moi, mais, en passionné de cinéma et d’Histoire militaire, il m’intéressait d’y aller de ma petite réflexion. Le déclic, cela a été le « revisionnage » dans la foulée de deux films reconstituant à leur manière la célèbre charge de la brigade légère. Sortis en salles avec 30 ans d’écart, les films de Michael Curtiz (1936) et Tony Richardson (1968) développent la même intrigue, construite sur une structure quasiment identique. Pourtant les messages délivrés par réalisateurs et scénaristes sont si distincts que ces deux œuvres paraissent aussi étrangères l’une envers l’autre que si elles contaient des histoires sans aucun lien. Le pitch thématique, la charge de la brigade légère à Balaklava – calamiteux fait d’arme de la glorieuse cavalerie britannique, qui n’a été sauvée de la destruction que par l’intervention des chasseurs à cheval français – est pourtant bien le même, ainsi que la sous-intrigue romantique, qui expose la rivalité de deux hommes épris de la même femme. Un tel phénomène, qui est évidemment la conséquence de deux traitements aux objectifs divergents, m’a suffisamment interpellé pour que je m’y penche plus avant.

Le rival et la promise: William Morris (Mark Burns) et Clarissa Morris (Vanessa Redgrave) / Perry Vickers (Patric Knowles) et Elsa Campbell (Olivia de Havilland)
Le rival et la promise: William Morris (Mark Burns) et Clarissa Morris (Vanessa Redgrave) / Perry Vickers (Patric Knowles) et Elsa Campbell (Olivia de Havilland)

Revenons, tout d’abord, sur les circonstances historiques ayant entraîné un drame qui, à l’époque, fut ressenti par les Britanniques comme une véritable humiliation et qui reste à ce jour l’un des revers les plus cuisants jamais subis par les forces de la perfide Albion. En 1854, une coalition de puissances occidentales se porte au secours de la Turquie, en guerre avec la Russie depuis l’automne 1853. La campagne menée par un imposant corps expéditionnaire débarque en Crimée, bat les Russes à la bataille de l’Alma et met le siège devant Sébastopol, où est ancrée la flotte russe de la mer Noire. Le ravitaillement des troupes alliées se fait principalement par deux sites établis sur la mer Noire, les ports de Balaklava et Kamiech. Le premier cité, situé au sud de Sébastopol, est sous la garde de plusieurs unités de nationalités turques, françaises et britanniques, dont les plus importantes sont le 93ème Highlander, qui occupe les redoutes gardant le port et la division de cavalerie de lord Lucan.

La marche à la guerre, une même destination, des intentions divergentes
La marche à la guerre, une même destination, des intentions divergentes. Mise en avant des principaux protagonistes, on remarque la position des personnages principaux, à gauche, comme si l’on anticipait leurs futurs décisions, qui vont à l’encontre de l’intérêt général.

Le 25 octobre au petit matin, l’état-major allié apprend qu’une armée de secours russe de plus de 20,000 hommes s’approche de Balaklava, dans le but évident de couper les lignes d’approvisionnement de l’armée de siège. Et c’est là que l’Histoire s’embrouille. Méconnaissance de la situation? Règlement de compte entre rivaux politiques? Mauvaise interprétation des ordres par des officiers suffisants? Initiatives malheureuses ? Probablement un peu de tout cela. On ne le saura peut-être jamais, d’autant plus que le principal accusé, le capitaine Nolan, est mort dans l’action – bouc émissaire idéal, donc. Mais, quelles que soient les raisons, après quelques échauffourées qui ont vu les Russes s’emparer des canons turcs et leur avance stoppée par l’intervention de la brigade de cavalerie lourde de lord Scarlett, voilà la prestigieuse brigade légère britannique de lord Cardigan, composée du 17ème lanciers, du 8ème et 11ème hussards, des 4ème et 13ème dragons légers, soit en tout 660 hommes (les effectifs, en raison des épidémies, sont loin d’être au complet), qui se jette dans une véritable souricière, une longue vallée encaissée entre deux collines où les russes ont installé leurs batteries, qui finit en un cul-de-sac et où les attendent, un brin perplexe, un gros parti ennemi composé d’artillerie, d’infanterie et de cavalerie. Une charge suicide qui évoque celle de la division Pickett à Gettysburg, de la chevalerie française à Azincourt, des Highlanders à Culloden, autant d’actes guerriers aussi vains que dramatiques. Héroïsme pour les uns (comme pour le poète anglais Tennyson), stupidité pour certain, cet épisode tragique de la guerre de Crimée apporte aussi un enseignement purement technique ; qui n’est pas le moins intéressant : l’amorce de la fin de la prédominance tactique de la cavalerie sur les champs de bataille.

Héros et boucs émissaires:  le capitaine Nolan (David Hemmings) et le commandant Vickers (Errol Flynn)
Héros et boucs émissaires: le capitaine Nolan (David Hemmings) et le commandant Vickers (Errol Flynn). Ils sont les responsables idéals d’une déconvenue très mal vécue par les Britanniques.

Le premier film, réalisé par Michael Curtiz, est une vision hollywoodienne s’appuyant sur les écrits de Rudyard Kipling qui, on le sait, était une sorte de porte-étendard de l’impérialisme britannique. Aussi, si le script ne nie pas le fait que l’assaut de la brigade légère fut une énorme erreur, il déculpabilise ses auteurs en introduisant l’élément de vengeance et d’honneur, et un protagoniste, le major Geoffrey Vickers, qui endosse toutes les responsabilités du drame en falsifiant un ordre pour inciter la brigade à charger. Le personnage fictif de Geoffrey Vickers, commandant du 17ème lanciers, remplace ici le capitaine Nolan, l’estafette qui a réellement transmis le message de l’état-major à lord Cardigan. La raison qui pousse Vickers, interprété par Errol Flynn, à agir ainsi nous est donnée durant la première heure de métrage. Lors de leur campagne aux Indes, le 17ème lanciers a eu à subir la traîtrise et la cruauté de Surat Khan, un chef local. Hors, ce vil personnage a rejoint les troupes russes et, ce matin du 25 octobre, il est là, au fond de la vallée, à narguer ces braves soldats. Alors, le courageux Vickers, comme beaucoup d’autres, va mourir dans la charge mais pas sans avoir occis de ses mains l’odieux indigène. Bien entendu, tout cela n’est que pure invention, et l’intrigue, de plus, n’évite pas les incohérences (Vickers, qui a un sens très aiguisé de l’honneur, n’hésite pas à rédiger un faux message). On a donc affaire ici a un parfait spécimen de cinéma hollywoodien d’avant-guerre et de sortie de crise, qui porte haut les valeurs chevaleresques chéries par les soldats d’une armée fantasmée et idéalisée, avec un regard raciste sur les populations indigènes. Le film ne manque cependant pas de qualité, essentiellement de par le travail effectué par ce génie qu’était Michael Curtiz. Les scènes de bataille sont des modèles du genre. Encore aujourd’hui, elles sont impressionnantes par leur réalisme, notamment la fameuse charge, avec une grande quantité de plans serrés qui nous plongent dans l’action (les cascades sont très réalistes). Toute la première heure, qui se déroule aux Indes, est aussi très agréable à voir, avec de superbes plans sur ces fiers cavaliers et une bataille bien mise en scène (avec un final qui évoque le massacre du fort Williams Henry). Tout cela n’a aucune valeur historique mais le spectacle est vraiment divertissant.

Les méchants: l'établishment (Trevor Howard) et l'étranger (C. Henry Gordon)
Les méchants: l’establishment, ici lord Cardigan (Trevor Howard) et l’étranger, ici le maharadja sans honneur Surat Khan (C. Henry Gordon)

Trente ans plus tard, le britannique Tony Richardson nous propose une version qui se veut plus véridique, par son déroulement et sa cosmétique (la présence d’inserts satyriques s’inspirant des dessins illustrant les quotidiens du XIXème siècle). En commençant par introduire dans le récit le personnage du capitaine Nolan, capitaine du 11ème Hussards – le fameux messager – en place et lieu du commandant Vickers. Protagoniste central du récit, il est également l’un des acteurs du triangle amoureux et rejoint en cela le personnage imaginaire interprété par Errol Flynn. Seule petite différence ; ici, contrairement au premier film, le rival n’est plus son frère mais son meilleur ami. Bon, cela ne change pas grand-chose à l’affaire et franchement, cette sous-intrigue n’est pas plus intéressante, ni plus originale, que celle développée dans le film de Michael Curtiz. Coté cœur, l’amoureux transi de 1936 n’est guère plus différent de celui de 1968, et la promise reste une cruche. C’est d’autant plus dommageable que cette romance tient ici plus de place, le récit ayant décidé d’abandonner la distrayante aventure aux Indes pour les salles de bal de Londres. Pour ce qui est du style de traitement, le cinéaste a choisi de désacraliser l’armée. L’intention est louable mais, hélas, embarqué par les élans hippies qui emportaient nombre d’artistes de la période, Tony Richardson tombe dans la caricature et perd tout crédit (le choix de David Hemmings, chef de file de la pop culture anglaise, pour interprété le capitaine Nolan n’est pas un hasard). Dans ce film, l’armée britannique est dirigée par une foule de paltoquets, de vieillards séniles ou libidineux et de jeunes crétins téméraires, évoluant dans un univers géré par l’hypocrisie, la jalousie, la rancœur et la ségrégation sociale. Une véritable bande de guignols. Et le seul officier étranger que l’on voit dans le métrage est un vieux maréchal français gâteux, qui meurt de mort naturelle en observant la bataille. Au final, l’on n’est plus devant la relecture critique et argumentée d’un fait de guerre mais face à une sinistre parodie visant à ridiculiser une institution britannique considéré désormais comme désuète, injuste et stupide. Et par là même toute la société et l’establishment. Malgré tout, là encore, le film n’est pas totalement inintéressant. Bénéficiant d’un confortable budget, Tony Richardson a plongé ses personnages ridicules au milieu d’un environnement historique réussi. Même si nombre d’éléments sont ignorées (comme dans le film de 1936, il n’est fait aucune référence à la brigade lourde anglaise, ni à l’intervention de la cavalerie légère française) et que l’élément déclencheur (un Hemmings hystérique) du climax est profondément improbable, la deuxième heure de métrage, qui est consacrée à la campagne de Crimée, ne manque pas de très belles séquences, riches en figurants, et mettant en évidence quelques détails véridiques, comme l’épidémie de choléra, qui a vraiment décimé le corps expéditionnaire.

Levée de rideau sur le dernier acte, la brigade légère se met en marche
Levée de rideau sur le dernier acte, la brigade légère se met en marche

Au final, il est intéressant de constater qu’une déconvenue historique, ici une manœuvre militaire aux conséquences dramatiques, peut, sous le regard déformant des caméras, adopter différents spectres, allant de la récupération optimiste au pamphlet politique. Avec la charge de la brigade légère, l’on est devant un bel exemple de vues contrastées, avec deux approches aux objectifs carrément opposés. La première vision, celle de Michael Curtiz, avec un héros perfectible mais noble, se fait le reflet d’une époque ou l’Amérique est en reconquête de confiance et d’unité à travers la réhabilitation des ses institutions et de ses valeurs fondatrices. La deuxième, celle de Tony Richardson, est une œuvre désabusée, qui pose un regard tellement critique sur une institution honnie qu’elle en devient ridicule, et met en vedette un héros idéaliste et contestataire. Les deux métrages, du point de vue historique, ne peuvent faire office de références, tant ils sont soumis aux contraintes imposées par les courants intellectuels de leurs temps. Reste des spectacles divertissants, forts de belles images de bataille, à défaut d’être véridiques.

Le climax
Le climax

Mes côtes : 4/5 (1936) & 3/5 (1968)

LES FILMS

LA CHARGE DE LA BRIGADE LEGERE (USA -1936)
Titre original : The Charge of the Light Brigade
Un film de Michael Curtiz
Scénario de Michael Jacoby & Rowland Leigh, d’après le poeme d’A.L. Tennyson et les écrits de Rudyard Kipling
Musique de Max Steiner
Avec : Errol Flynn, Olivia de Havilland, Patrick Knowles, Nigel Bruce, Donald Crisp, David Niven, C. Henry Gordon

LA CHARGE DE LA BRIGADE LEGERE (GB – 1968)
Titre original : The Charge of the Light Brigade
Un film de Tony Richardson
Scénario de Charles Wood & John Osborne (non crédité), d’après les recherches de Cecil Woodham-Smith
Musique de John Addison
Avec : Trevor Howard, Vanessa Redgrave, John Gielgud, Harry Andrews, Mark Burns, David Hemmings

La mort du héros: Redemption
La mort du héros: Rédemption. Le premier est victime de son anticonformiste et de sa haine d’une société injuste, le deuxième meurt avec la satisfaction d’avoir vengé sa famille et son pays. Deux martyrs aux idéaux divergents.