Un article d’Eric Schmitt et Nicolas Lamberti (L’Anspessade – 1997-2014)
C’est une constante : l’armée russe ne passe pas pour la plus puissante de son temps et, pourtant, au début comme au milieu du 18ème siècle, c’est tout de même elle qui écrase, contre toute attente, l’armée unanimement considérée comme invincible. De Poltava à Kunersdorf, ce qui paie, c’est finalement la volonté d’adaptation de l’outil-guerrier des tsars aux exigences et aux changements de l’art de la guerre. Même si celle-ci apparait comme un peu brouillonne, c’est au final la permanence des efforts qui l’emporte.

A sa mort, Pierre 1er le Grand apparaît par excellence comme l’homme de la modernisation de l’armée russe. Despotique, il a imposé à la société russe ce bouleversement, en plus de ceux appliqués dans les techniques et les sciences, la mode vestimentaire et celui né de sa lutte contre l’influence du clergé orthodoxe. En fait, le tsar pris rapidement conscience de la nécessité d’ouvrir sa nation aux influences étrangères pour rattraper ses retards, ce qui, bien entendu, menaçait bien des intérêts, tant à l’intérieur des frontières qu’à l’extérieur. Le nécessité de contrôler le commerce de la Baltique l’a poussé à ordonner les constructions de Saint-Pétersbourg et d’une flotte, ce qui le fit entrer en compétition, puis en conflit, avec le Suède. Le besoin d’avoir accès aux mers chaudes le fit également entrer en conflit ouvert avec l’ennemi héréditaire ; l’empire Ottoman. Pour mener à bien ses objectifs politiques, il lui fallait donc un outil militaire performant et fiable, qualités que l’on ne pouvait absolument pas attribuer à ses forces armées, au début de son règne. Celles-ci présentaient en effet un profil féodal très marqué.

L’exemple le plus typique de ce retard peut se trouver dans les streltsi (ou strelitz), que l’on pourrait assimiler à une version slave des janissaires turcs. Ils composaient depuis longtemps le cœur des armées russes, et avec les années, ils avaient acquis des privilèges qui les rendaient aussi dangereux pour leur souverain que pour ses ennemis. Cette milice de gardes se mêlait assez souvent de politique, comme quand ils massacrèrent en 1682 les partisans de Pierre 1er au profit de sa demi-sœur Sophie Alexeïevna, avant de défier l’autorité de celle-ci, pour finalement remettre Pierre 1er sur le trône. Malheureusement pour eux, ils allèrent un jour trop loin. En 1698, un parti de streltsi tenta de profiter d’un voyage de Pierre 1er en Europe pour le renverser – et remettre la régente Sophie au pouvoir -, la réaction du tsar fut immédiate et radicale : un millier de têtes coupées (Pierre le Grand alla jusqu’à faire une partie de la besogne de ses mains…) et le reste des rebelles désarmé, assigné à résidence, déplacé en Province ou rendu à la vie civile. Avant cet épisode, l’armée russe se composait de 63,000 fantassins, 30,000 cavaliers et 20,000 streltsi. Ces derniers étaient équipés de l’arquebuse et de la berdich (hallebarde courte en forme de hache allongée qui faisait également office de fourquine pour y appuyer l’arquebuse), un équipement qui n’était plus adapté aux guerres modernes.

Le problème levé par les révoltes de streltsi avait tout naturellement poussé Pierre à se constituer une garde personnelle dévouée et… fidèle, pour se mettre à l’abri d’un éventuel coup d’état mené par quelques boyards traditionalistes. L’ossature de cette garde fut construite à partir des régiments de « plaisance », c’est-à-dire des compagnons de jeu organisés en régiments d’enfants qui, confiés à l’écossais Gordon, furent entraînés à manœuvrer à l’européenne. Ces deux régiments de troupes d’élite, constitués au fil du temps, renforcés avec la prise de pouvoir de Pierre 1er, adoptèrent les noms de Preobrazenski et Semionovski, qui désignaient les noms des villages où ils furent levés. Ces unités firent, tout au long du 18ème siècle, l’objet de l’attachement et des soins des souverains et souveraines russes (Catherine 1ère, Anna, Elisabeth et Catherine II). La starine Anna se nomma d’ailleurs colonel des Preobrazenski. Ces preuves d’attention ne signifièrent pas pour autant que la garde n’intervenait pas dans la politique : Pierre III et Paul 1er (qui, il est vrai, n’étaient pas particulièrement charismatiques, ni dignes d’être aimés) ont ainsi été assassinés par des officiers de leur garde. Quoiqu’il en soit, les fonctions de défense du régime et de protection du souverain ne contribuèrent pas (et ce fut une constante tout au long du siècle) à les voir figurer sur les champs de bataille.

L’infanterie de ligne composait l’élément le plus opérationnel et le plus professionnel de l’armée. A la mort de Pierre le Grand, en 1725, elle se divisait en cinq régiments de grenadiers, quarante-neuf régiments de ligne, et autant de régiments de garnison. Ce qui en faisait la plus importante d’Europe (mais devant surveiller un territoire très étendu). Chaque régiment était composé de deux bataillons, plus rarement trois (en fait, uniquement les régiments Moskovski, Narvski, Kievski et Igermanlandski). Chaque régiment se répartissait en quatre compagnies de 141 hommes et était accompagné d’une pièce légère de trois livres. L’uniforme de ces soldats, comme d’ailleurs celui des dragons, n’était pas standardisé (outre le vert, on pouvait rencontrer des régiments en bleu, en jaune, en blanc, en rouge) mais tous les uniformes portaient des poches à cinq dentelures. L’explication de cette diversité, très simple, se trouve dans le fait que les manufactures de textiles russes accusaient un manque de capacité productrice, ce qui obligeait à bien des arrangements ponctuels.
En 1722, après la Grande Guerre du Nord, livrée et gagnée contre la Suède, Pierre 1er le Grand, qui souhaitait étendre son territoire, entreprit l’invasion des régions bordant la mer Caspienne. Les forces d’infanterie qui participèrent à l’expédition étaient composées comme suit : neuf régiments construits à partir de recrues puisées dans treize régiments de ligne et deux régiments de grenadiers. Un renouvellement de troupes fraiches effectué à intervalles réguliers fut opérationnel jusqu’en 1734, date du rattachement de ces provinces à l’empire. On estime que durant ce laps de temps, 180,000 russes moururent de maladies ou de faim, en raison de la mauvaise qualité du ravitaillement.

L’autre grande réforme imposée par Pierre 1er le Grand portait sur l’instruction du corps d’artillerie, avec le but de la moderniser. Lors de sa prise de pouvoir, la situation était en effet des plus disparates, les pièces étant d’une variété incroyable et, en sus, de mauvaise qualité. Le programme de réforme, qui fut confié par le star à l’écossais James Bruce, consista tout d’abord à standardiser le parc d’artillerie en réduisant à trois le nombre de calibres pour les pièces de campagne. Une artillerie à cheval fut également testée, dans le but d’accompagner les dragons. Enfin, les canons furent désormais coulés en fonte et non plus en bronze. Ces réformes eurent un effet plus que positif. En 1709, à Poltava, l’artillerie se dévoila comme l’élément décisif qui eut raison des charges suédoises. Durant toute sa vie, Pierre 1er resta un grand supporteur de cette arme et il s’attacha à en cultiver le prestige et le professionnalisme. Une artillerie fortement développée s’inscrivait dans le contexte d’une conception tactique très défensive établie lors des batailles rangées, et cette tradition se perpétua finalement assez longtemps.
Pour ce qui concernait la cavalerie, les cosaques fournissaient des troupes irrégulières nombreuses mais particulièrement indisciplinées. Ces cavaliers, slaves pour la plupart, adoptaient un type d’organisation communautaire particulier (ce qui explique notamment pourquoi la république anarchique de Makhno trouva un terrain favorable à son développement entre 1917 et 1921) et jouissaient de diverses exemptions dans leurs obligations envers le tsar, en échange d’une participation active à toutes ses guerres. De plus, étant situés aux confins des zones contrôlées par l’empire (nord de la mer Noire, rives de la mer Caspienne, Oural, Sibérie, Volga ukrainienne et Don inférieurs) et à proximité de ses voisins les plus dangereux (Turcs et Tartares), leurs territoires constituaient des zones tampons, qu’ils s’évertuaient à contrôler par la force.

Chaque groupe cosaque était organisé en petite armée (voïsko) administré par une assemblée qui désignait un ataman dans ses rangs. Celui-ci était automatiquement ratifié par l’empereur car, de toute façon, ces cavaliers n’auraient jamais choisi un chef qu’ils n’auraient pas élu. Encore faut-il préciser que, comme leur motivation première était le pillage, il était difficile de les faire opérer comme des troupes réglées. Leur utilisation se traduisait donc principalement en mission d’harcèlement et de reconnaissance… que leur gout pour le pillage leur faisait parfois négliger ! Chaque voïsko était divisé en régiments (starchinii) qui portaient les noms des zones géographiques où ils recrutaient leurs membres, et qui étaient également commandés par un homme choisi dans leurs rangs. Leur style d’utilisation nécessitait qu’ils soient eux-mêmes subdivisés en sotnias de 100 à 200 cavaliers, lesquels pouvaient être répartis en bandes de vingt à quarante hommes.
A côté de cela, il faut savoir que comme la nation Cosaque n’avait fait sa soumission à l’empire que depuis peu (1654), il restait parmi ces cavaliers suffisamment d’esprit d’indépendance pour se révolter spasmodiquement contre leurs souverains. Pierre 1er le Grand en fit d’ailleurs lui-même l’expérience. Ceci étant, à sa mort, les cosaques constituaient un effectif mobilisable (théorique) d’environ 100,000 hommes, si l’on y inclut les Kalmuks et quelques autres cavaliers irréguliers.

Conscient des faiblesses des corps cosaques, Pierre 1er le Grand entreprit de lever une cavalerie plus réglée. De cette volonté naquit les régiments de dragons, qui constituèrent l’essentiel de la cavalerie. Leur emploi tactique était traditionnel : il consistait par un transport rapide à dos de cheval et un combat au feu démonté, ce qui correspondait particulièrement aux stratégies défensives appliquées sur de larges territoires. Comme leurs homologues occidentaux, les dragons ne constituaient pas de la cavalerie de choc mais plutôt des unités «d’infanterie mobile ». L’emploi de la cavalerie n’était d’ailleurs pensé qu’en ce sens : aucun régiment de cuirassiers ne fut créé sous Pierre 1er le Grand.
Au début du siècle, le corps des dragons comptait trente régiments, avant de voir leur nombre réduit à quatre en 1712. Selon certaines sources, il semblerait que ces quatre régiments aient été transformés en régiments de dragons de garnison.
Un seul régiment de hussards fut levé sous le règne de Pierre 1er le Grand. Encore faut-il préciser que c’était à titre expérimental et qu’il s’agissait là, comme dans beaucoup d’autres armées européennes de l’époque, de troupes irrégulières.
La bataille de Poltava 1709 (extrait du film Fantassins, seuls en première ligne, d’Oleg Ryaskov, Russie 2007) . 26″
C’est cet outil, qui mit en échec une armée suédoise réputée invincible – et ruina par la même occasion les ambitions de son roi – que reçurent en héritage les successeurs de Pierre 1er le Grand. Il leur appartiendrait alors de la faire évoluer afin de faire face, honorablement, aux conflits que la Russie allait supporter au cours du siècle. Et au début 19ème siècle, sur le plan militaire, la Russie apparaissait comme un « poids lourd » autrement plus puissant que la Prusse.