Lorsque l’on parle de la guerre civile américaine, ou guerre de sécession, on critique souvent le manque de professionnalisme des armées belligérantes, mais aussi le peu d’expérience du commandement. C’est un fait, les batailles livrées durant ces cinq années de conflit ont rarement brillé par les performances tactiques des troupes engagées, du moins au niveau divisionnaire. Elles tournaient même parfois en de rudimentaires échanges de feu désordonnés, voire en d’inutiles boucheries quand les officiers perdaient tout discernement. Dans cet environnement fait d’approximations et de tâtonnements, la clé du succès, nous dit le grand spécialiste Paddy Griffith, se trouvait peut-être dans la tactique du passage de lignes, quand une unité fraîche doit traverser une ligne composée d’unités fatiguées ou ébranlées, pour donner au combat un nouvel élan.
En effet, si cette opération est correctement effectuée, le commandant garde le contrôle de la bataille en faisant intervenir des troupes fraîches dotées de bonnes facultés de combat. Cependant, si l’opération échoue ou est mal effectuée, ces réserves de troupes fraîches vont se révéler inutiles. Pire, elles vont se retrouver entremêlées avec les troupes épuisées déjà engagées en combat, et vont être contaminées par la désorganisation. La bataille deviendra alors incontrôlable.
LA THEORIE…
Dans les manuels d’exercice, la tactique du passage de ligne exige que les compagnies de flanc de chaque régiment situées sur le front se replient derrière leur unité mère pour créer des espaces entre les régiments. La seconde ligne se forme alors en colonne de compagnies (ou de bataillons, qui regroupaient plusieurs compagnies, pour les régiments les plus grands) et passe dans ces espaces pour se placer en première ligne. Dans le même temps, afin de couvrir cette opération délicate et risquée, l’artillerie doit augmenter son feu.
Quand la seconde ligne a avancé d’une courte distance, elle se déploie alors en ligne, par un déploiement sur la droite, pour engager le combat, pendant que la ligne qui a été relevée se replie en gardant sa formation en ligne ou en passant en colonne si la situation l’exige (réapprovisionnement en munition, repos, etc.)
Cette opération demande un timing parfaitement calculé, notamment parce qu’il faut éviter que les régiments de la première ligne laissent des espaces entre eux plus longtemps qu’il n’est absolument nécessaire. Et ces espaces ne doivent pas être plus larges que nécessaire. L’artillerie doit être également avisée précisément afin qu’elle agisse dans les temps. Enfin, les troupes de deuxième ligne doivent être préparées à supporter de plein fouet la fureur de la bataille au moment où elle émergera en première ligne, et manœuvrer sous le feu ennemi. En conséquence, si les troupes n’ont pas besoin d’adopter une précision digne d’une parade militaire ou d’un défilé, elles doivent cependant agir de manière synchronisée et obéir rapidement aux ordres donnés, tout en ayant une idée de ce qu’il va suivre. Et dans le chaos de la bataille, ce n’est pas une chose aisée.
.. ET LA PRATIQUE
Dans la pratique, le passage de lignes se fait de plusieurs manières, et c’est rarement celle qui est instruite dans les manuels d’exercice. Assez souvent, la seconde ligne se rue vers la ligne de feu en petits groupes d’hommes, pour s’allonger et tirer pendant que les troupes de la première ligne se replient vers l’arrière. En d’autres occasions, c’est la première ligne qui rompt le combat, parfois en ordre mais souvent de manière désordonnée, pour replier rapidement à travers les troupes placées derrière en réserve. Dans cette seconde option, il y a un grand risque que nombre de soldats de la réserve accompagnent leurs camarades dans leur retraite.
Souvent, il arrive que la seconde ligne rejoigne la première et que les deux combattent ensemble, doublant de fait la puissance de feu, avec des hommes combattant côte à côte sans plus tenir compte de leur unité d’origine et de l’organisation. Cela a un effet désastreux sur la manœuvrabilité de l’armée dans la bataille, avec une perte de contrôle du haut commandement. A ce moment, les unités ne sont plus que des bandes désorganisées de combattants, sans la solidité d’un bloc formé.
Durant la guerre civile américaine, Il y eu même quelques cas où des régiments de vétérans ont refusé carrément d’être traversés par des unités de bleues lors de manœuvres de passages de lignes. Essentiellement par manque de confiance. Ils craignaient d’être désorganisés par l’absence de pratique des jeunes recrues, qui arrivaient sur le champ de bataille avec une formation rudimentaire. Ils préféraient combattre seuls plutôt que désorganisés par l’arrivée de ces renforts.
Paddy Griffith, dans son ouvrage sur les tactiques de la Guerre de Sécession, nous cite le combat du Cratère de Petersburg (30 juillet 1864) comme un bon exemple des conséquences désastreuses que peuvent avoir un passage de lignes mal exécuté. Le plan de l’Union était de placer une énorme mine (4 tonnes de poudres à canon) sous les retranchements ennemis entourant Petersburg, via l’emploi d’une galerie de plus de 150 mètres de long. Après l’explosion, un régiment de choc spécialement entraîné, composé de soldats de couleur, devait se ruer sur les fortifications et, profitant du choc causé par l’explosion, renverser les lignes ennemies avant qu’elles ne se ressaisissent.
Malheureusement pour le bon déroulement de ce plan minutieusement préparé, les troupes de couleurs furent remplacées au dernier moment par des troupes de soldats blancs (un choix politique), qui n’avaient pas été entraînées à mener un assaut, qui étaient fatigués et qui étaient dirigés par un officier, Ledlie, qui voulait contrôler la bataille bien installé dans les tranchées, à l’arrière. De plus, l’homme était fin saoul.
L’explosion de la mine et l’assaut furent mal coordonnés. La charge explosa trop tard, un retard qui anéantit tout effet de surprise. Les troupes nordistes descendirent bien dans le trou de 50 mètres creusé par la mine, mais ils ne purent aller au-delà. On leur envoya des renforts à partir d’une puis de deux divisions, mais les passages de ligne furent mal exécutés et les nouveaux arrivants se joignirent simplement à la masse de combattants coincés dans le cratère, créant une grande confusion. Finalement, le général Burnside envoya à l’assaut les régiments de couleur du colonel Ferrero. Grâce à leur expérience, ces renforts réussirent à passer le cratère et atteindre la première ligne ennemie. Hélas, le contrôle de la bataille était déjà perdu, les réserves envoyées ensuite ne purent exploiter cette prouesse et elles furent repoussées, abandonnant à un triste sort ces hommes qui avaient bien failli remporter à eux seuls une victoire décisive. Les soldats noirs, après une résistance de quatre heures, furent massacrés par les Confédérés. L’Union, dans ce désastre, perdit 5300 hommes, dont la moitié de Noirs.
LES AUTRES TACTIQUES DE PASSAGES DE LIGNE
La tactique INDIAN RUSH
Il s’agit d’une tactique d’assaut, utilisée par les commandants ne souhaitant opérer leurs charges en colonnes d’assaut. Pour exécuter cette tactique, deux unités, ou sous-unités, avançaient en ligne côte à côte via une progression par bonds alternés. Pendant qu’une unité faisait feu, l’autre avançait d’une distance de 50 à 100 mètres, avant de se mettre à couvert pour faire feu à son tour, permettant ainsi à la première d’avancer. Ainsi de suite jusqu’au contact.
C’était un excellent moyen d’arriver au contact de l’ennemi tout en conservant une puissance de feu. Elle permettait également aux hommes de récupérer durant la progression, effectuée au pas de course. Elle était toutefois rarement utilisée car elle nécessitait l’emploi de troupes bien entraînées et des officiers énergiques. La coordination entre les deux ailes était difficile à maintenir car les officiers avaient du mal à relancer les hommes dans leur course en avant une fois qu’ils avaient posé un genou à terre pour tirer et qu’ils se trouvaient sous le feu ennemi.
Par contre, ce que l’on voyait fréquemment durant la Guerre Civile Américaine, et qui a peut-être induit en erreur quelques commentateurs y voyant un Indian Rush, c’est la progression par bonds des lignes de tirailleurs, qui progressaient en recherchant une suite de couverts. Ce type de progression était d’ailleurs nommé Indian Movement, car il avait pour origine la technique de progression à couvert des coureurs de bois. Mais cette tactique un peu désordonnée ne pouvait être comparée à cette très habile progression par « sauts de crapauds » qu’est l’Indian Rush.
LE PIVOT EN LIGNE
Conserver la formation en ligne lors d’un mouvement tournant est un exercice très difficile, qui demande une grande expérience, même si les unités n’avaient pas à effectuer de manœuvres complexes, comme le passage de lignes. C’est principalement pour remédier à ses problèmes que les commandants de division avaient pour habitude de faire passer ses unités en colonne avant de le faire se déplacer en campagne, comme lorsqu’elles devaient effectuer une roue sur le flanc pour occuper une nouvelle position de combat. Ainsi, les régiments en ligne se regroupaient en de massives colonnes de route, effectuaient leurs déplacements en suivants des routes parallèles obliques, sous la surveillance de leurs officiers, avant de se redéployer en ligne.
Le passage d’un couloir étroit, comme un pont ou un défilé, étaient une manœuvre aussi délicate que risquée quand elle se faisait en présence de l’ennemi. Dans ces manœuvres, les régiments devaient passer tout d’abord en colonne de marche par compagnie. Les régiments centraux traversaient alors les premiers le couloir et se redéployaient en ligne, suivi par les régiments devant occuper les flancs.
LE DÉPLOIEMENT DE COLONNE DE MARCHE A LA LIGNE
Un régiment en colonne de marche est disposé en colonne par compagnie (ou par bataillon). Quand le régiment arrive au point où il doit passer en ligne, il effectue un virage à droite ou à gauche, présentant ainsi le flanc à la position qu’il doit occuper. Chaque compagnie, sous la surveillance des officiers qui doivent veiller à créer des espaces entre les compagnies, se déploie alors en ligne par un mouvement de roue, le coin le plus proche des lignes ennemies de chaque compagnie servant de pivot.
Sources :
Battle in the Civil War, Paddy Griffith (Fieldbook, 1986)
Civil War Infantry Tactics, Earl J. Hess (LSU Press, 2015)
Strategy and teh US Civil War, Donald Stoker (Oxford University Presse, 2012)