Ce billet fait suite à un précédent article « Tactiques de la guerre civile américaine, partie 1 : le combat au feu ». Il trouve sa justification, du moins, je le pense, dans mes dernières recherches, à travers diverses lectures d’ouvrages spécialisés, qui tendent à mettre de la mesure, sans les dénigrer, les analyses de l’éminent Paddy Griffith. Je tiens toutefois à préciser une chose : loin de moi l’idée de contredire les conclusions de ce grand spécialiste de la question, qui fait l’unanimité dans le domaine. il m’a seulement semblé utile de joindre à son expertise les rapports d’autres analystes, qui apportent quelques nuances à des certitudes.
Depuis longtemps, des spécialistes en balistique se penchent sur l’évolution de l’armement tout au long de l’ère moderne. Nombreux s’interrogent encore sur l’attitude des instructeurs et des états-majors américains qui, au premier coup d’œil, semblent avoir sous-estimés, voire ignorés, des progrès majeurs comme la généralisation des armes à canon rayé. Pourtant, ces hommes étaient loin d’être des imbéciles. La plupart étaient même très au fait des innovations en matière de matériel militaire. Mais la réalité du terrain se situe parfois bien loin des laboratoires, et à la technique, il ne faut pas manquer de rajouter le facteur humain. Car derrière chaque fusil ne se trouve pas une machine, mais un homme, avec sa sensibilité…. Et ses craintes.
Abordons tout d’abord le sujet de l’efficacité intrinsèque des armes rayées, et effectuons une comparaison avec leurs prédécesseurs. Les différentes études ont mis en avant la trajectoire parabolique des projectiles, qui, jumelée avec la lenteur du processus de rechargement, entrainait les officiers de la période à faire preuve de prudence dans son utilisation. Des facteurs qui entrainèrent les instructeurs à privilégier un premier feu se situant entre 200 et 300 mètres – suivant les sources – ce qui ne donne guère l’occasion d’effectuer plusieurs tirs quand l’ennemi charge au pas de course. Et c’est là que le débat devient intéressant. Le soldat doit-il retenir son feu, au risque de ne pouvoir délivrer qu’une ou deux salves, ou doit-il le faire à une plus longue distance, au risque d’user inutilement des munitions – sans compter la fatigue qu’entrainait la manipulation d’un mousquet très pesant* et le risque de fausse manœuvre ? Et qu’ont répondu à cette question les officiers de la Guerre de Sécession ?
Dés les années 1840, très imprégnés de doctrines napoléoniennes, la plupart des officiers d’école américains connaissaient par cœur la « méthode scientifique du tir » enseignée dans les écoles de Vincennes et d’Hythe. D’ailleurs, à ce sujet, le major Alfred Mordecai, instructeur à West Point, vétéran de la guerre du Mexique, et membre éminent de l’Ordnance Board, a synthétisé durant les années 1840, à travers de nombreux essais, une série de tests visant à déterminer la vitesse initiale des armes légères. Les résultats parlent d’eux-mêmes : le mousquet lisse affichait 457 mètres/seconde et le mousquet rayé 1841 affichait 518 mètres-par seconde. Des vitesses plutôt faibles qui donnent cependant des résultats supérieurs aux tests réalisés il y a quelques années par des techniciens belges qui affichent une vitesse initiale moyenne pour le mousquet Enfield rayé de seulement… 340 mètres/seconde !
A ce manque de vitesse initiale, qui donnait au projectile sa trajectoire parabolique et obligeait les officiers à placer des repères sur le terrain pour calibrer la visée, force est d’ajouter le manque de maitrise des miliciens, qui est un élément non négligeable de la Guerre de Sécession. Et c’est ainsi que, conscient de ce problème, beaucoup d’officiers rejoignirent les idées des écoles de tir françaises qui, au cours des années 1850, privilégiaient l’avance à la baïonnette en retenant son feu. Le but non avoué était d’ébranler l’ennemi par une avance ordonnée et un tir en salve impressionnant par son bruit (la balle Minié faisait un boucan d’enfer) et sa fumée, mais peu efficace au niveau létal. Quand on se penche sur les chiffres, l’on réalise d’ailleurs que la guerre était aussi psychologique que physique. En effet, durant la Guerre de Sécession, il fallait entre 80 et 150 tirs pour infliger une blessure. Alors, certes, c’est supérieur au ratio de l’infanterie britannique à Vittoria, en 1814, équipée de mousquets lisses, qui est égal à 800 tirs pour une blessure. Mais en conclure sur ces simples chiffres que le mousquet était six fois plus efficace que le mousquet lisse serait aller vite en besogne. Durant la guerre du Mexique, l’infanterie de Santa Anna équipée de mousquets lisses à silex affichait aussi un ratio de 800 pour 1, mais son adversaire américain faisait nettement mieux avec 1 blessures tous les 125 tirs (bataille de Churubusco, le 20 aout 1847). Une moyenne qui est équivalente à celle de leurs successeurs équipés de mousquets rayés. Je rejoins donc ceux qui pensent qu’à des distances aussi faibles, l’expérience du tireur est plus importante que la qualité de son arme. Du moins, elle lisse grandement les performances.
Pour ce qui est des chiffres avancés par Paddy Griffith, dans son étude, Brent Nosworthy nous offre une réflexion riche en enseignements :
Considérons le cas hypothétique ou un régiment de 300 hommes inflige un ratio de blessure par tir de 0.3%, qui est le pourcentage estimé de l’efficacité de l’infanterie britannique durant la Guerre d’Espagne. Supposons qu’à ce régiment on substitue cinq soldats lambda par des excellents tireurs qui sont capable d’afficher un ratio de 25% sur une formation ennemie située dans les 200 mètres. Le reste du régiment garde son ratio de 0.3%. Calculons maintenant la nouvelle moyenne pour ce régiment : [(295 x 0.003) + (5 x 0.25)]/300 = 0.7%.
En d’autres mots, l’adjonction de 5 bons tireurs dans un régiment peut augmenter son efficacité de 233% !
Il faut également accepter une douloureuse évidence. Les officiers de la Guerre de Sécession se retrouvèrent devant un problème qu’ils, finalement, ne se posèrent pas. Les raisons de ce déni sont nombreuses, toutes issues de leur rigide cursus militaire. La seule chose dont ils avaient vraiment conscience, et qu’ils prenaient en compte, c’est que le feu à longue distance était totalement inefficace, et l’introduction de l’arme rayée ne changea pas vraiment leur manière de percevoir les choses. Jugée donc inefficace, cette pratique, de plus, gaspillait les munitions et avait tendance à désorganiser les miliciens inexpérimentés dont ils avaient la charge. Ils se fièrent donc à la doctrine de Napoléon III, qui prônait une avance baïonnette au canon, et un premier feu de salve à courte portée. Ce choix était encouragé par les circonstances, dont l’une des principales était le manque de visibilité, la poudre noire dégageant énormément de fumée- la poudre sans fumée (invention française !) ne verra le jour qu’en 1884, dans les laboratoires de Paul Vieille. A cela il fallait ajouter la nature du terrain, souvent fortement boisée dans l’est américain (A Fair Oaks, les bois étaient si denses que le 52th New York ne put identifier le 3th Georgia que lorsque ce dernier fut à une vingtaine de mètres). Mais même en terrain dégagé et par temps clair, la tendance était au tir à environ cent mètres. Il y a bien entendu de nombreuses exceptions.
Il est à noter que cette tendance s’estompa grandement durant les années 1870. Cela n’était pas totalement dû à la précision accrue des armes rayées à longue portée – dans les années 1880, de nombreux officiers européens préféraient d’ailleurs que leurs hommes soient équipés d’armes à chargement par la culasse, certes, mais assez rudimentaires pour qu’ils économisent leurs munitions – mais par des calibres plus légers qui, à courte portée, n’infligeaient pas suffisamment de dommages à l’ennemi pour stopper leurs assauts. Il faudra attendre l’introduction des balles dum-dum pour que le tir à courte portée redeviennent une extraordinaire tactique dissuasive (les blessures créées par ces projectiles étaient si terribles que, lors de la convention de La Haye en 1899, les puissances occidentales s’engagèrent à ne plus les utiliser…. Sauf dans les colonies).
Au final, après avoir épluché de nombreuses études sur le sujet, je rejoins des théoriciens comme Nosworthy qui remettent un peu en question la certitude de Paddy Griffith qui avance le postulat que l’introduction du mousquet rayé rendit les tactiques européennes existantes obsolètes. Non, les officiers continuèrent de les employer sans les remettre en cause. Alors, certes, à une même distance, la situation était plus dangereuse face des armes plus précises, mais cet aspect était atténué par le manque de maitrise des soldats. Cette situation dura jusqu’à 1864, année qui vit la Guerre de Sécession se transformer en une guerre de position qui augurait les tactiques de la première guerre mondiale.
* Un bon exemple se trouve dans l’emploi du lourd Martini-Henri par les troupes britanniques. L’arme était si lourde qu’au bout d’une demi-heure d’emploi, le tireur avait si mal au bras gauche qui son tire déviait invariablement sur la droite.
Sources :
The Anatomy of Victory : Battle Tactics (Field Books – 1969)
Fighting methods and Combat Experience of the Civil War (OSG – 1970)
Battle of the Civil War, (Field Books -1986)
Military Analysis of the Civil War (Milwood NY – 1977)
De quoi fut fait l’Empire : les guerres coloniales au 19ème siècle (CNRS – 2010)