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Bugeaud est un des rares responsables à avoir compris depuis le début les difficultés de l’aventure algérienne, à laquelle il s’est plutôt résigné qu’il ne l’a appelé de ses vœux. Il a le grand mérite d’apprécier à sa juste valeur la capacité de résistance des tribus algériennes, et la faiblesse d’une colonisation privée de l’appui de l’armée. I fait de ce qu’il appelle « la sécurité« , c’est à dire de la soumission totale du pays, la « condition indispensable à tout établissement« . Celle-ci ne lui paraît pas encore acquise. Pour lui, la population algérienne n’est que superficiellement soumise. Le danger d’une insurrection reste grand, et d’autant plus que les colonisateurs ont affaire au peuple « le plus belliqueux et le mieux préparé pour la guerre qu’il y ait dans le monde« …

En 1845, la Monarchie de Juillet vit ses dernières heures sous l’autorité combinée du vieux roi des Français Louis-Philippe d’Orléans et du gouvernement Soult, du nom de ce vétéran des campagnes napoléoniennes, alors président du Conseil des Ministres. En ces temps, le climat politique, secoué par une crise économique grave, est tumultueux. Les effets désastreux de cette délicate situation socio-économique sont amplifiés par les particularismes de la charte constitutionnelle de 1830, pleine d’ambiguïtés, qui dévoile progressivement ses failles. L’avenir de la France, et du régime orléaniste, est incertain. Au milieu de ce « véritable foutoir »: l’Algérie. Interrogation secondaire au milieu d’une masse de questionnements, de remises en question et de controverses, la jeune colonie nord-africaine apparaît cependant comme l’une des rares réussites du régime. Louis-Philippe, en effet, après plusieurs années de campagne, croit avoir achevé l’entreprise de Charles X, débutée en 1830 avec l’expédition d’Alger. L’émir Abd el-Kader, incarnation de la résistance locale à la colonisation, a été chassé de la colonie. Réfugié au Maroc, il semble affaibli et résigné.

Mais en 1845, les belles certitudes vacillent. Abd el-Kader est de retour, plus déterminé que jamais à chasser l’envahisseur étranger et, de surcroît, chrétien ! L’émir, guide militaire et spirituel de tout un peuple, bénéficie de la sympathie, voire du soutien, de nombreuses tribus locales et de l’assistance d’habiles chefs de bandes comme l’agitateur Bou Maza. Durant deux années, de 1845 à 1847, Abd el-Kader et ses partisans vont mettre en péril la colonisation militaire de Bugeaud et Lamoricière, parvenir aux portes d’Alger, et humilier l’armée française à Sidi Brahim, véritable Little Big Horn algérien – avec 312 tués et 80 prisonniers.

A travers La conquête de l’Algérie – La dernière campagne d’Abd el-Kader, paru aux CNRS Editions, l’historien Jacques Frémeaux revient sur ces deux années de conflit qui peuvent, au premier abord, apparaître comme un bref épisode de l’aventure coloniale française en Afrique du nord mais qui, par la force de ses enjeux et la violence de son déroulement, va profondément marquer les âmes et creuser une profonde blessure dans les populations de ce pays. Une blessure mal soignée qui ne se cicatrisera jamais. Jacques Frémeaux, en fin d’ouvrage, nous propose d’ailleurs quelques pistes de réflexion, et nous fournit quelques éléments d’analyse, sur la question du fiasco franco-algérien.

Ce livre, c’est aussi les dernières années de la formidable opposition entre deux grands hommes de l’époque ; Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie, gouverneur militaire de l’Algérie depuis 1840, et l’émir Abd el-Kader, que Jacques Frémeaux nous dépeint comme le fin tacticien et l’homme d’honneur que Napoléon III admirait tant. Mais, quelles que soient les indéniables qualités humaines de ces deux chefs, n’allons pas croire que la nature de cette campagne épousait le romantisme de la littérature d’aventure de l’époque. L’auteur nous en avertit. En Algérie, la période 1845-1847 est très éprouvante pour la population autochtone, mais aussi pour les premiers colons, secoués par la crise, souvent oubliés par la métropole une fois débarqués. La pacification de l’Algérie, c’est également les razzias, les pillages, les « colonnes infernales », les réquisitions et les confiscations. Pour le contingent français, le plus important que connaîtra l’Algérie au XIXe siècle (plus de 100,000 hommes), c’est la maladie, la malnutrition, la chaleur, l’oisiveté qui conduit à la dépression, au suicide. Un constat terrible et terrifiant. Je pense que l’image de longues colonnes de soldats errant dans l’immensité du désert à la poursuite d’un ennemi insaisissable subsistera encore dans mon esprit, longtemps après avoir fermé ce livre.

L’ouvrage se fait également un reflet sur les difficultés de mener une politique coloniale cohérente sous la monarchie de Juillet. Bugeaud doit en effet non seulement lutter contre Abd el-Kader et la résistance locale (souvent passive) mais doit également neutraliser les ambitions de ses pairs (comme Lamoricière) et composer avec l’hostilité d’un parlement dominé par de fortes personnalités, tel Alexis de Tocqueville. En résulte un incessant ballet de va et vient de courriers entre Paris et Alger, de nature souvent contradictoires, et la nécessité pour le général de se rendre régulièrement devant les Chambres défendre sa cause. Au final, bien que vainqueur (quoique Abd el-Kaber ne rendra les armes qu’après son départ), Bugeaud n’obtiendra jamais tous les éléments qu’il jugeait nécessaire pour la mise en forme de son projet colonial. Cette l’une des raisons qui fera que, même après la reddition d’Abd el-Kaber, de nombreuses rébellions éclateront en Kabylie et dans les régions les moins accessibles.

En conclusion, j’avais déjà particulièrement apprécié son précédent livre, De quoi fut fait l’Empire – les guerres coloniales au XIXe siècle, (mon billet ici). Jacques Frémeaux contente une fois de plus ma curiosité sur un thème et une période qui me passionnent depuis longtemps. Un ouvrage sérieux, bien documenté, sérieusement exposé… bref, un incontournable.

Ma note : 4.5/5

La conquête de l’Algérie – La dernière campagne d’Abd el-Kader
Un livre de Jacques Frémeaux
Paru au CNRS Editions (septembre 2016)
330 pages – 25€