Dans les régions frontalières au nord de l’Indochine, le long de la fameuse Route Coloniale (RC) 4, entre le 2 septembre et le 10 octobre 1950, la France connut l’un de ses plus grands désastres militaires. Un désastre qui vit se ponctué le 16 octobre par un « acte de lâcheté » avec l’évacuation précipitée (et injustifiée) de la ville de Lang Son par l’état-major du colonel Constans. Engagement très important de la guerre d’Indochine, la bataille de la RC4, se voit pourtant peu connue du grand public, victime d’une France qui a choisi de faire preuve d’une « amnésie » sélective dés qu’on aborde le sujet de la décolonisation.

Erwan Bergot s’efforce, lui, à éveiller les mémoires. Et tant pis si cela fait mal. A travers son livre, il revient sur cet épisode tragique de l’aventure coloniale française et nous rappelle que si le bilan de ce mois de combat fut terrible, avec l’anéantissement d’une grande partie de la force coloniale présente sur la frontière nord du Tonkin, le faute n’incomba pas aux troupes présentes sur place, mais à un haut-commandement que l’on peut qualifier de « complètement à côté de la plaque ». Et ces hommes tombés en portant l’uniforme français, il est important de ne pas les oublier.

La bataille de Dong Khê raconte l’histoire d’un « redéploiement stratégique » qui, par manque de prise en compte de la topologie et des effectifs ennemis (6 régiments pour environ 30,000 hommes), vire en une véritable retraite de Russie tropicale. A l’origine, il y a un plan, certes, qui doit voir une colonne, le groupement « Bayard » du colonel Le Page, parti de That Khê, rejoindre une autre colonne, celle du colonel Charton, qui a évacué Cao Bang, à la hauteur de Dong Khê. Mais ce plan ne tient pas compte de la situation en cette fin d’été, alors que la zone, très accidentée (la RC4 est une route sillonnant au milieu de pitons calcaires facile à saboter et propice aux embuscades) est envahie par de nombreux régiments Viêt Minh. Et rapidement, les catastrophes vont s’accumuler.

Chassé de la RC4 par la poussée Viêt Minh, le groupement « Bayard »se retrouve assiégé dans la cuvette de Coc Xa, et doit tenter une sortie suicidaire dont peu sortiront indemne (le 1er BEP sera anéanti en tentant une percée, la description de ce massacre, fruit de témoignages, est saisissante) alors que la colonne Charton, forcée à quitter une route devenue impraticable, doit se déplacer en aveugle dans la jungle, de crête en crête, sur des pistes encombrées par plus d’un millier de civils, de partisans et de blessés.

Si la fin de l’opération s’est vu traduite par des mouvements de panique très préjudiciables, Erwan Bergot nous démontre que le « sauve-qui-peut » ne s’est produit que lorsque les hommes, épuisés par des jours (et des nuits) de marche dans un milieu hostile, affamés et assoiffés, à cours de munition, ont atteint le seuil de rupture. Et encore, de nombreux corps, comme le 1er BEP ou le bataillon de partisans du capitaine Morichère, restèrent héroïques jusqu’aux derniers instants.

L’ouvrage est d’une précision extraordinaire dans la description technique des événements – on suit l’évolution de la situation, heure après heure, pour chaque unité ou groupement d’unité, à grand renfort de cartes explicatives, un travail remarquable – Erwan Bergot n’oublie pas la dimension humaine, en invitant le lecteur à partager les certitudes, les doutes et les peurs des officiers. Un travail rendu possible par le fait que, pour écrire ce livre, l’auteur a recueilli les témoignages de nombreux survivants.

Avec La bataille de Dong Khê, Erwan Bergot se garde bien de tirer un ouvrage politique. S’il ne manque pas d’esprit critique, il reste dans le domaine de l’histoire militaire. La décision fatale du colonel Le Page, qui enterre (dans les deux sens du terme) ses hommes dans la double-cuvette de Coc Xa, l’absence totale du colonel Constans (qui n’a jamais été sur place prendre la mesure des événements), les hésitations du colonel Charton, comme certaines décisions au niveau de la compagnie, tous ces éléments sont traités en restant dans le domaine de la description des faits. Libre au lecteur de se construire une opinion.

La bataille de Dong Khê, souvent baptisée bataille de la RC4, se traduit par plus de 2,000 morts ( dont de nombreux officiers comme le chef de bataillon Pierre Segrétain et le commandant Forget, du 3eme REI) et 3,000 prisonniers, seule une poignée de survivants parvint à regagner les lignes françaises. Ce drame, noyé dans la désinformation de l’état-major et du gouvernement, plongés dans une guerre impopulaire impliquant des professionnels (REP, REI, BEP) et des troupes coloniales (tabors et tirailleurs marocains, partisans des CLSM) s’est vécu en métropole dans une quasi-indifférence. Avec ce livre, Erwan Bergot contribue à rendre un hommage tardif à tous ces hommes morts au service de la France.

Seul petit regret: ne pas disposer de plus d’informations concernant les mouvements et la composition des effectifs Viêt Minh. A la décharge de l’auteur, il en pouvait pas avoir accès à ces archives à l’époque de la rédaction de l’ouvrage (1987).

La bataille de Dong Khê (Presses de la cité – 2003)

Un livre d’Erwan Bergot

Paru aux éditions Presse de la cité (réédition 2003 )

320 ,pages

23€