Pourquoi les Blancs ont-ils perdu ? Cette question, l’historien Jean-Jacques Marie, spécialiste de l’Union Soviétique et du communisme, la pose en ouverture du chapitre XVIII de son ouvrage La guerre des russes blancs 1917-1920. Cependant, avant de nous développer sa réponse, fruit d’une véritable expertise prenant en compte, de façon exhaustive et individuelle, tous les éléments qui eurent leur rôle à jouer dans le déroulement du conflit, il lui fallait nous éclairer sur cette guerre injustement méconnue du grand public. Une guerre civile douloureuse, effroyablement meurtrière, qui pendant trois années terribles mit à feu et à sang des régions entières, de l’Ukraine à la Sibérie.

Car la révolution bolchevique ne s’arrête pas en 1917, avec l’abdication du tsar Nicolas II. La Russie impériale ne s’est pas transformée en Union Soviétique du jour au lendemain. Loin de là. La mutation fut lente, difficile, violente… et parfois indigne. Car devant l’expansion bolchevique, une résistance s’est rapidement construite. Et il ne s’agit pas de simples mouvements mineurs et sporadiques, effluves nostalgiques d’une époque révolue, mais de la formation d’une véritable entité politique contre-révolutionnaire, avec son gouvernement, son état-major et ses armées. Et ces hommes, prônant le retour d’une Russie indivisible et souveraine, débarrassée de son engeance judéo-bolchévique et de son influence maçonnique, se sont vus attribuer un nom : les russes blancs.

Jean-Jacques Marie, en plus de 400 pages, nous raconte l’histoire de cette Russie réactionnaire qui lutta désespérément pour affirmer sa légitimité auprès des nations étrangères, certes, mais aussi de la multiplicité de ces peuples qui composaient l’ancienne Russie tsariste. Il nous dresse le portrait détaillé d’un d’organisme complexe composé d’acteurs (du responsable au simple militaire) affichant une grande variété d’origines sociales et d’aspirations politiques et qui, finalement, n’ont comme point commun que leur haine des Bolcheviks. Pourtant, malgré leurs désaccords, leurs difficultés de coordination, les Blancs ont tenu longtemps la dragée haute à l’Armée rouge, et ont même été à deux doigts de faire tomber le régime communiste – une occasion ratée qui ne se renouvellera plus. Et, une fois les difficultés apparues, leurs différences finirent par l’emporter sur l’intérêt commun.

L’ouvrage nous décrit de façon précise les opérations des différentes armées Blanches qui, sur les fronts ukrainiens, géorgiens, polonais, finlandais et sibériens, livrèrent de sanglants combats contre les unités Rouges. Un conflit qui, durant les premiers mois, se déroula avec les ingérences allemandes et alliées, dont les gouvernements affichèrent un tempérament changeant. A cela, il faut ajouter les agissements de corps d’armée attachés à des régions fraîchement émancipées, comme la Finlande, la Pologne et les républiques baltes, et qui ne voient dans les Blancs et les Rouges que des oppresseurs et des liberticides. Bref, un sacré bazar !

Au fil des pages, l’historien nous invite à faire la connaissance des principaux généraux Blancs du conflit ; Koltchak, Denikine, Rodzianko, et Wrangel, chef de la dernière armée Blanche de Crimée qui, en 1920, sera écrasée par une armée rouge dix fois supérieure en nombre. Extraits de lettres et communiqués sont ici utilisés pour nous aider à mieux appréhender les caractères de ces hommes mais le contexte et les contraintes qui les ont entraînés à prendre des décisions qui, sans ces précisions, nous paraîtraient saugrenues. Mais l’auteur se penche aussi à nous dessiner un portrait peu reluisant de l’arrière ; l’hostilité d’une population soumise à la conscription, aux réquisitions et aux maltraitances (ce qui donnera progressivement naissance à une troisième force militaire, moins formelle mais redoutable : les Verts) ; la masse d’officiers « planqués » dans les administrations et la nuée de déserteurs ; les lenteurs d’une bureaucratie tentaculaire, héritière du régime tsariste, qui ralentit toute la logistique et qui est génératrice de l’inévitable corruption. Portés par l’assistance occidentale (la France et la Grande-Bretagne étaient effrayées par l’expansion bolchévique), les Blancs débutèrent le conflit par de belles et prometteuses victoires, glorifiées par une propagande mettant en avant le romanesque du cavalier cosaque – mais qui, sur le terrain, laissaient déjà entrevoir de grosses défaillances, à la fois logistiques et comportementales – avant que tout bascule et ne s’enlise dans la lassitude et la misère.

La guerre des Russes Blancs, c’est plusieurs millions de morts. C’est des colonnes de soldats et de réfugiés crevant sur le bord des routes et des voies de chemin de fer, de froid, de faim ou des épidémies de typhus ou de choléra. C’est les excès d’une soldatesque incontrôlées (avec de terribles scènes de viols de masse aptes à horrifier le lecteur), c’est les pogroms de la région ukrainienne, à peine condamnés par l’état-major, c’est des centaines de villages rançonnés et rasés par des « partisans » qui n’étaient finalement que de vulgaires pillards, c’est les exécutions sommaires d’opposants (dont celui du tsar de sa famille) et de réfractaires ; les révoltes paysannes (qui ont générés le mouvement Vert) ; l’indiscipline des armées cosaques (pas si romanesques que ça) ; des mercenaires opérant en totale autonomie (comme ces légionnaires tchécoslovaques, qui pillent le trésor Russe et prennent le contrôle du Transsibérien) ; des cavaliers hachés menus par le feu des mitrailleuses… Un panorama apocalyptique, limite surréaliste, retranscrit de belle manière par la plume incisive de Jean-Jacques Marie.

La guerre, c’est moche… comme le disait Francis Blanche. Une évidence, et la citation se révèle particulièrement vraie quand il s’agit de celle que nous raconte dans son magnifique livre Jean-Jacques Marie.

guerre russes blancs

La guerre des russes blancs 1917-1920
Un livre de Jean-Jacques Marie
Paru aux éditions Tallandier (mars 2017)
523 pages – 24,90€