Les atrocités commencèrent au petit jour. La plupart des hommes étaient au milieu des brisants de la plage, dans l’eau jusqu’à la ceinture, secoués par les lames, trébuchant, craignant de mouiller leurs munitions et leurs armes. Certains montaient déjà en direction de la ligne de dunes, d’où des ennemis invisibles lançaient sur eux des balles et des bombettes. Ces premiers obstacles n’étaient pas bien sérieux…
Puisé dans Une guerre au loin, cet extrait, lui-même tiré d’un texte du « romancier-journaliste-soldat » Julien Viaud, alias Pierre Loti, est en rapport avec l’opération militaire ayant amené la prise des forts de Huê, en aout 1883, et qui marquait le début de la conquête française de l’Annam. Ce passage, qui se veut l’un des fruits d’un témoignage digne de confiance (Pierre Loti, romancier à succès et futur académicien), le lecteur l’appréhende bien sûr comme une véritable source d’information, voire un outil à la portée pédagogique ou politique. De plus, ce type de récits revêt une forte dimension dans l’imaginaire collectif qui, parfois, est mal jugée par l’auteur lui-même. Ces témoignages portent donc une grande charge de responsabilité, surtout lorsqu’il s’agit de guerres lointaines, menées en notre nom, sans que nous puissions en être les observateurs directs. Une réflexion intéressante, qui est le sujet de ce livre.
« Savoir ce que représenter veut dire. » Ce questionnement, levé par Sylvain Venayre, se pose comme la pierre centrale d’Une guerre au loin. Un centre de gravité autour duquel est bâti un ensemble de réflexions portant sur la transmission de l’information et de la mémoire. A la foi essai historique et étude documentaire, l’œuvre nous invite à nous pencher plus avant sur les responsabilités qui pèsent sur les épaules des rapporteurs, qu’ils soient chroniqueurs, biographes ou journaliste et, par ricochet, sur les historiens… et les romanciers (si, si).
Pour développer son sujet, Sylvain Venayre s’appuie sur l’affaire de la prise des forts de Huê, dont Pierre Loti, alors militaire embarqué sur l’Atalante, se fait le témoin de la bataille pour le compte du Figaro. Quelques semaines plus tard, le récit du combat parait dans le quotidien. Alors que, toujours en poste en Indochine, son auteur est à des années-lumière de se douter des conséquences, le texte déclenche un scandale, un véritable tollé. Loti, rappelé à Paris, est durement sanctionné. Il ne comprend pas. Lui ne pense pas avoir mal agi. On lui reproche d’avoir sali les marins et les soldats français. Il n’en avait aucunement l’intention. D’ailleurs, il le nie. Comment en est-on arrivé là ? Sylvain Venayre, à la manière d’un enquêteur, nous invite à revisiter la société colonialiste du XIXème siècle, ou s’opposent deux courants littéraires (romantiques et naturalistes) et où l’impérialisme autoritaire et raciste côtoie les premiers grands élans humanistes et humanitaires. Il y raconte le parcours de Pierre Loti. Une existence qui a façonné sa personnalité, et guidé forcément sa plume et orienté sa perception des événements.
Flaubert, Maupassant, Rivière, Dunant, Lemonnier et Loti, tous pris comme exemples par Sylvain Venayre, sont morts depuis longtemps. Certains, comme le dernier nommé, apparaissent aujourd’hui comme les témoins ringards d’une époque désuète. Pourtant, un constat empirique me laisse penser qu’Une guerre au loin met en lumière des éléments bien actuels. Nous sommes plongés dans une ère d’information, de désinformation, de fake news. BFM, CNN et autres médias sont remplis de leurs Pierre Loti. Pour l’opinion publique, difficile de séparer le bon grain de l’ivraie, de garder une mesure, une distanciation. Nombre de témoignages, qu’ils soient écrits, audio ou visuels, nous arrivent déformés via une variété de prismes – politiques, sociétaux ou moraux – et qui se retrouvent mal perçus ou reformulés par une cible plus ou moins sensible en fonction de son profil. Un peu ballotté dans ce maelstrom de certitudes et d’avis contraires, d’images dirigées et d’informations rapidement englouties par le flot des actualités, l’historien, qui se veut objectif, figure un peu comme le vieux sage trop sérieux pour être agréable, et apparaît comme un rabat-joie dans un monde qui brasse l’information comme s’il s’agissait d’un produit de consommation courante. La noble tâche de l’historien, qui repose sur le factuel, est aussi ingrate que passionnante, car il se doit d’être exigeant et méticuleux, et prendre en considération, lors de l’étude des sources, tous les éléments d’analyse mis en avant, de belle manière, et avec un brin d’humour, par Sylvain Venayre.
Un livre aussi utile que captivant.
Une guerre au loin – Annam 1883
Un livre de Sylvain Venayre
Paru aux éditions Les Belles Lettres (novembre 2016)
164 pages – 17,50€