En 1281, le Japon est au bord du gouffre. L’invasion chino-mongole (la seconde) a pris pieds sur le sol nippon. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. En désespoir de cause, l’Empereur ordonne des prières nationales pour obtenir le secours des dieux. Et le miracle se produit : une semaine plus tard, un typhon anéantit la flotte d’invasion au large des côtes japonaises, engloutissant une grande partie du corps expéditionnaire. C’est le kami-kazé (ou vent divin) qui vient de sauver le Japon.

Octobre 1944. Le Japon est de nouveau menacé, mais ce ne sont pas les dieux qui tenteront de renverser la situation en détruisant la puissante flotte américaine. Non ! Cette fois-ci, le pays va sacrifier une jeunesse ardente – mais non fanatisée – pour l’honneur du pays. Ils se verront attribuer le nom de ce typhon providentiel, symbole chargé d’espoir. Ils étaient les kamikazes. Leur mission : détruire les navires américains en se jetant dessus à bord de leurs avions chargés de bombes… pour tenter de sauver un pays à l’agonie.

POURQUOI ?

En octobre 1944, la situation militaire du Japon est quasi désespérée. Depuis l’année précédente, les puissances navales et militaires américaines ont entamé la reconquête des territoires du Pacifique perdus en 1941 et 1942. La partie ne fut pas facile, comme à Tarawa en 1943. Mais, pour le Japon, le prix de cette lutte fut très élevé ; une marine décimée ; une aviation anéantie et des territoires nationaux soumis aux bombardements. Depuis le début de l’année 1944, la situation a empirée :

  • Perte de la Nouvelle-Guinée, et de plus de 150,000 hommes.
  • Désastre aéronaval aux îles Mariannes, avec plus de 400 appareils abbatus.
  • Et début des raids de B29 sur les îles japonaises (et les industries !), à partir, justement, des bases des îles Mariannes.

De plus, depuis Midway en 1942, les Japonais n’arrivent plus à combler les pertes en pilotes expérimentés et doivent changer de politique (ndr : les Japonais sont à ce moment victime de leur système de sélection, très élitiste) et envoyer au front des pilotes peu qualifiés. Le « tir aux pigeons » des îles Mariannes tend à prouver la baisse de qualité des pilotes nippons, qui ne cessera de s’accentuer (ndr : sans compter l’amélioration de la chasse et des défenses anti-aériennes américaines).

Au mois d’octobre 1944, l’état-major impérial est avisé que le général McArthur envisage la reprise, au moyen de forces considérables, des îles Philippines. Hors l’archipel représente pour le Japon une position stratégique essentielle :

  • Les Philippines composent une assise défensive majeure au sud du Japon.
  • Elles protègent les lignes de ravitaillement en pétrole en les ressources des îles du Pacifique Sud et l’archipel nippon.
  • Elles représentent un « tremplin » pour une hypothétique contre-offensive japonaise.

Mais le haut-commandement japonais ne peut nier une évidence : actuellement, rien ne peut s’opposer à l’avance de la flotte américaine, ni entraver leurs mouvements. En effet, la flotte impériale est très diminuée, l’aviation surclassée et les lignes de navigation peut sûres, en raison de la menace sous-marine américaine. En face : 200 navires sont 35 porte-avions (embarquant 1700 avions !) ! Un corps expéditionnaire qui se voit couvert par la task force 38 (regroupement de porte-avions et de navires de guerre) qui s’attaquent aux terrains d’aviations de Formose et des Philippines. L’ensemble est si bien protégé qu’aucun avion nippon ne parvient à s’en approcher. Tous ceux qui s’y essayent sont abattus par une chasse américaine plus expérimentée. Ainsi, le 10 octobre, lors d’un raid, 500 avions japonais tentant d’attaquer la task force 38 sont abattus par les 71 chasseurs américains.

Mais, pour les Japonais, conserver les Philippines est un enjeu primordial. Il est alors mis en place l’opération Sho-Go (victoire). Elle vise à détruire la force d’invasion américaine par une bataille navale classique après avoir éloigné les porte-avions lourds de l’ennemi. Pour cela, il faut un appât, qui sera des porte-avions japonais… vides. Et remplir deux conditions :

  • Connaitre précisément le point de débarquement américain.
  • Neutraliser les porte-avions d’escorte (légers) qui accompagnent la flotte d’invasion.

Et c’est à ce moment que débute l’histoire des kamikazes. Le quartier-général confie le commandement des forces aériennes des Philippines au général Onishi mais, surtout, il lui donne carte blanche pour la création d’un Corps d’Attaque Spécial ( Shinpu) pour la formation des tokkôtai (qui est la contraction de Tokubetsu kôgeki-tai et véritable nom des kamikazes) dont le principe d’engagement est le volontariat (ndr : pas toujours respecté). Pour Onishi, ce Corps d’Attaque Spécial doit aider à résoudre une problématique qui est le besoin de couvrir les navires de l’opération Sho-Go, ce qui ne peut être fait de manière classique car les pilotes japonais sont trop peu expérimentés et leurs machines dépassées par les nouveaux appareils américains. Le général s’emploie donc à faire renaître et cultiver l’esprit « samouraï », ce guerrier prêt à accompagner son ennemi dans la mort. Cet acte, le Jibaku (saut vers la mort), était d’ailleurs pratiqué par les pilotes blessés ou dont l’appareil endommagé est incapable de retourner à sa base.

Bien que l’initiative d’Onishi rencontre quelques réticences dans le haut-commandement, le Corps d’Attaque Spécial est mis en fonction le 20 octobre 1944, seulement 3 jours après son arrivée aux Philippines !

zero

ORGANISATION

En fait, l’organisation du Corps d’Attaque Spécial est assez classique. Les volontaires (du moins, au début) sont regroupés en escadrilles, toutes commandées par des officiers aviateurs. Ces escadrilles sont soumises aux autorités de la Marine (puis de l’Armée) qui leur assignent des objectifs de manière traditionnelle.  Une escadrille est composée de deux tiers de tokkôtai (ou kamikazes pour nous, occidentaux), le tiers restant servant d’escorte.

Comme dit plus haut, au début, ce corps n’est composé que de volontaires. Mais assez vite, pour faire face aux nombreuses pertes, de nombreuses escadrilles « normales » sont versées dans le Corps d’Attaque Spécial, sans qu’aucun pilote ne se dérobe son devoir.

Pour matériel, les tokkôtai ne disposent que de chasseurs Zéro armés de bombes de 250 kg, d’avions-écoles obsolètes, ou de bombardiers bimoteurs Betty. Il existe cependant une unité « spéciale » équipée de sortes de V1 pilotés largués par un bombardier à portée de la cible. Cette bombe volante porte le nom de MXY7 Ohka (code Baka pour les américains). Le système « plait » et fait tache d’huile. On crée des unités d’avions-suicides dans l’Armée chargés d’attaquer les B-29, des vedettes-suicides, des soldats-suicides (équipés de dynamite ou autres explosifs, ils se jettent sur les QG ennemis, les groupes d’infanterie, les blindés…). Cependant, à partir de mi-1945, les volontaires commencent à se faire rares, et les premières désertions, les premières mutineries, se produisent.

LA PARADE AMÉRICAINE

Au début, les Américains sont surpris et totalement désemparés. Depuis 1942, ils ont eu affaire à des pilotes exécutant le jibaku, mais ce n’étaient que des actes isolés et désespérés, que l’état-major impérial n’encourageait pas. A partir d’octobre 1944, les attaques-suicides sont planifiées, organisées et menées de façon massive, avec des résultats… finalement assez probants (ndr : notamment dans le registre de l’arme psychologique).

Malgré la chasse de couverture, la DCA de plus en plus efficace, les kamikazes réussissent souvent à passer le rideau défensif et font de gros dommages  parmi les navires et les équipages. On constate aussi, bien que rarement, quelques mouvements de panique, avec,  par exemple, des servants de DCA abandonnant leurs pièces. Tous ces éléments encouragent le Commandement américain à prendre rapidement des mesures, dont certains s’applique à l’échelle de la flotte entière.

  • Mise en place du Picket Radar. Cela consiste en un rideau de destroyers déployés en arc de cercle devant la flotte, ou face aux zones d’arrivée des kamikazes. Avec une portée radar de 80 à 100 km, les destroyers ont pour tache de détecter l’arrivée de raids ennemis et de permette à la chasse d’intervenir moins de 30 minutes après la détection.
  • Augmentation du nombre de chasseurs embarqués, au détriment des chasseurs-bombardiers, des bombardiers et des torpilleurs. Cela doit permettre de satisfaire les exigences de la situation, qui sont d’assurer la protection de la flotte mais cela à pour inconvénient de priver les troupes terrestres d’un soutien aérien lors de l’invasion, ralentissant les opérations (comme à Iwo-Jima et à Okinawa)
  • Amélioration d’un réseau de DCA (ndr : déjà assez performant), avec le rappel des cuirassés autour des porte-avions. Les cuirassés sont de véritables plateformes anti-aériennes, très fournies en DCA.
  • Utilisation des pièces de surface pour créer des colonnes d’eau, qui représentent un danger pour les avions ennemis volant à raz des vagues.

Cependant,  toutes ces mesures n’ont jamais réussi à faire cesser les vagues de kamikazes.

betty et ohka
Bimoteur G4M « Betty » portant une bombe Ohka

LES RÉSULTATS

Si l’armée japonaise cultive cet esprit particulier et si le soldat nippon préfère mourir plutôt que reculer, le phénomène est nouveau pour l’arme aérienne du pays. Cependant, très vite, son efficacité (ndr : à court terme) est affirmée et son succès est tel que le Japon s’enflamme, fournissant un fleuve de volontaires qui, sans faiblir, ira à la mort au cri de « Banzaï ! ».

Le 18 octobre est lancée l’opération Sho-Go, quand la présence de la flotte d’invasion américaine est détectée dans le golfe de Leyte. Deux forces de navires de surface, les escadres Nishimura et Kurita) venant du nord et du sud des Philippines se mettent en route pour surprendre et prendre en tenaille les américains. Partie du Japon, une troisième force, l’escadre Ozawa, qui comprend des porte-avions, est chargée d’attirer les forces navales de soutien US loin de Leyte. Mais même si l’amiral Halsey tombe dans le piège et confie la protection de la flotte d’invasion à quelques porte-avions légers escortés de destroyers, l’opération Sho-Go est un échec.

Les deux escadres sont repérées par les américains le 23 octobre. Même si Kurita parvient à surprendre les forces de débarquement, elles échouent dans leur mission. La faute à un manque de soutien de l’aviation japonaise et à un manque de coordination entre les forces de marine et de l’armée de terre qui amènent l’amiral à se replier sans trop avoir endommagé les navires américains. Pourtant, le 25 octobre, les kamikazes démontrent leur efficacité. Trois sections de cinq avions-suicides lancent le premier raid officiel de kamikazes, qui devait en principe soutenir l’action de Kurita. Deux groupes de porte-avions légers d’escorte (TAFFY-1 et TAFFY-3, le deuxième étant déjà éprouvé par l’attaque de l’escadre) subissent le raid. Le groupe Asahi tombe sur TAFFY-1 et deux kamikazes sur cinq atteignent leur cible, mettant hors de combat les porte-avions légers Santee et Suwanee. Les groupes Shikishima et Ymazakura attaquent TAFFY-3. Cinq kamikazes touchent au but. Le porte-avions Saint-Lô est coulé et les deux porte-avions Kitkun Bay et Kalinin Bay sont mis hors de combat. En quelques minutes, les américains ont perdu cinq porte-avions ! Dès lors, la fureur kamikaze ne va plus cesser !

Du 25 octobre 1944 au 10 janvier 1945, la bataille aérienne des Philippines fait rage et les kamikazes figurent au premier plan. Au final, ce n’est pas moins de 500 pilotes qui ont exécuté le jibaku (l’équivalent de deux flottes aériennes) et ils ne se sont pas sacrifiés pour rien. La flotte américaine a perdu :

  • Coulés : deux porte-avions légers, 4 destroyers, 7 transports, 1 pétrolier et 3 dragueurs.
  • Mis hors de combat pour une durée assez longue : 6 cuirassés, 23 porte-avions, 12 croiseurs et 31 destroyers.

Quand on sait que les Américains n’ont subi aucune perte aux îles Mariannes, il n’y a qu’un pas pour penser que la tactique d’Onishi reste la meilleure. Les Américains savent désormais ce qui les attend pour leurs futures conquêtes d’Iwo Jima et d’Okinawa, qui sont les derniers remparts du Japon. Et ils ne seront pas déçus.

Devant Iwo-Jima, la flotte américaine est attaquée par des raids kamikazes partis de Formose et du Japon. Le 21 janvier 1945, un raid de 17 appareils tombe sur la flotte américaine. Quatre atteignent leurs cibles, endommageant les porte-avions Ticonderoga et Langley, ainsi que le destroyer Maddox. Un mois, plus tard, le porte-avions Bismark Sea est coulé, le porte-avions Saratoga est endommagé, ainsi quelques destroyers par une attaque de 20 kamikazes (10 touchent au but).

C’est cependant pendant la campagne d’Okinawa que les attaques kamikazes seront les plus meurtrières. Les Japonais ont en effet compris que face à la chasse et à la DCA, sans cesse renforcées, seules les attaques massives d’avions-suicides ont une chance d’obtenir un résultat. C’est à ce moment qu’entre également en fonction la bombe volante Ohka, inspirée du V1 allemand mais pilotée. Son utilisation présente cependant un problème, l’engin doit être transporté par bombardier près de son lieu de largage, à proximité de la cible. Mais une fois lancée, cette bombe est un engin destructeur volant à 800 km/h, quasiment inarrêtable. Le bilan de cet engin laisse cependant songeur, il n’existe aucune preuve, malgré plusieurs lancements réussis, qu’une bombe Ohka ait atteint un navire américain.

Durant les trois mois qu’a duré la bataille d’Okinawa, ce n’est pas moins de 2571 kamikazes qui se sont sacrifiés, par vagues de 50 à 60 appareils. Les Américains comptabilisent 34 navires coulés ou non réparables, 368 gravement endommagés, dont 9 cuirassés et 10 porte-avions. Ces attaques mettent à bout de nerf les équipages américains, qui doivent être régulièrement relevés pour que les hommes puissent échapper un moment au stress. L’état-major américain constate  que plus ils progressent vers le Japon, puis leurs pertes s’alourdissent. Leur prétention à exiger de la part du Japon une capitulation sans condition pousse l’ennemi, qui sait désormais qu’il ne peut plus gagner la guerre, à lutter avec acharnement pour espérer de la part des Etats-Unis une révision de cette exigence déshonorante. Quitte à sacrifier la jeunesse japonaise. L’arme atomique changera définitivement la donne.

LE BILAN

Dans le temple Yasukumi de Tokyo, entouré d’un parc planté de cerisiers (dont la fleur est le symbole des tokkôtai) sont inscrits 4615 noms. Ceux des 2630 pilotes d’aéronavale et des 1985 pilotes de l’Armée qui donné leur vie pour l’honneur du Japon. Ceux que l’Histoire a mémorisé sous le nom de kamikazes ont touché 317 navires américains (sans compter les transports et les engins de débarquement) dont 52 porte-avions, 15 cuirassés, 15 croiseurs, et en ont coulé une quarantaine. Lors de la reddition, 5000 autres avions attendaient au Japon d’exécuter le jibaku, mais la « pénurie » cruelle de pilote faisait que le Japon n’avait plus les moyens d’entretenir son Corps d’Attaque Spécial.

Quand à Onishi, l’amiral à l’origine des kamikazes, il se suicida rituellement le 15 août 1945, en s’éventrant de son sabre. Voulait-il expier de sa responsabilité d’avoir envoyé inutilement tant de jeunes gens à la mort ? Toujours est-il qu’il refusa d’être décapité selon le code, pour être soulagé. Et il a repoussé tous ceux qui voulaient l’approcher. Il mourut après 12 heures d’une terrible agonie.

Article de Ph.Diduch (Carnyx 9/97)