14 octobre 1795. Sous un triste soleil d’automne, le Dolphin, fière frégate battant pavillon britannique, fend les vagues du golfe de saint-Florent  et s’éloigne des côtes corses. A son bord, un homme usé par la lutte, héros d’un peuple, fondateur de la nation corse. Appuyé au bastingage, Pasquale Paoli, en transit pour son troisième et ultime exil, regarde avec tristesse disparaître les reliefs de cette île qu’il a tant aimée. Puis, amer, le vieil homme détourne le regard, quitte le bord pour gagner sa cabine, emportant avec lui les derniers espoirs d’indépendance de la Corse.

(ce billet fait suite à La seconde guerre de Corse)

Pascal Paoli, l’hôte bienvenu des noblesses allemandes et hollandaises

8 mai 1769. La défaite des Nazionali à Ponte Novu face aux forces françaises du comte de Vaux marque la fin de l’Etat corse mais pas celui de l’engagement de Pasquale Paoli qui, suivi par une cour de partisans et d’intimes, réussit à fuir l’île à bord du Bermuda, une demi-frégate britannique. Après son arrivée à Livourne et quelques temps passés à arranger l’installation en Toscane de ses amis et de ses parents (dont son frère Clemente), l’ancien chef de la Nation entame alors un long périple à travers l’Europe des Lumières. Partout, Pasquale Paoli est reçu en chef d’état. Il est l’hôte bienvenu des noblesses allemandes et hollandaises. L’empereur Joseph II, Johann Wolfgang Goethe, Peter Burmann figurent parmi les nombreuses personnalités de l’époque qu’il a l’honneur de rencontrer. Tous l’interrogent sur l’histoire de cette île méditerranéenne et sur le devenir de son malheureux émancipateur, qui n’a de cesse de militer pour sa cause.  Cette tournée triomphale qui le conduit de Livourne à Amsterdam, en passant par Vienne et Francfort, s’achève à Londres, le 18 septembre 1769. Le 27 du même mois, il est reçu par le roi Georges III, en entretien privé dans son palais de Saint James. Une consécration qui marque la fin de la première époque de sa vie et le début d’un long épisode fait de 22 années d’exil.

christophe saliceti
Christophe Saliceti

20 ans d’exil

Installé à Londres, Pasquale Paoli, bénéficiant d’une confortable pension de 2000 livres généreusement accordée par la couronne d’Angleterre, file une vie de gentilhomme. Introduit par son ami James Boswell, il enchaîne les réceptions mondaines, fréquente les loges maçonniques, rencontre l’amour (platonique ?) de sa vie (la belle Maria CoswayM) et entretient un échange épistolaire avec Catherine II, impératrice de Russie. Pasquale Paoli profite de sa position pour tenter de sensibiliser les autorités britanniques sur le problème corse. Cette politique l’oblige à faire quelques concessions qui égratignent son image auprès de ceux qui voyaient en lui un combattant universel pour la liberté de tous les peuples, comme les indépendantistes écossais ou irlandais. Il déçoit même les Insurgents américains, qui l’admirent et qui auraient espéré de lui au moins un signe de sympathie. Soucieux de ne pas se froisser avec la seule personne qui pourrait lui apporter les ressources nécessaires à la libération de l’île, à savoir sa majesté britannique, il ne s’exprimera jamais (du moins publiquement) sur le sujet.

Entre découragement et espoir

En Corse, Pasquale Paoli conserve quelques partisans dont les actions de « guérilla » et de « sabotages » déclenchent des réactions violentes de la part des autorités françaises. En 1774, année de l’accession au trône de Louis XVI, se produit l’affaire des « pendus du Niolu », qui choque une grande partie de l’opinion corse. Malheureusement, les troubles desservent la cause de Pasquale Paoli. La résistance corse apparaît aux yeux des grands des cours européennes comme l’acte de vulgaires « bandits ».  Devant le désintéressement d’un roi Georges III qui voit peut-être dans ces « bandits » le reflet méditerranéen des rebelles américains, Pasquale Paoli laisse apparaître des signes de découragement, même si dans les  correspondances qu’il entretient avec son frère, il exprime toujours le vœu de voir sa terre natale libérée du joug français.

pozzo di borgo
Pozzo di Borgo

La Révolution française modifie l’ordre des choses

Si Louis XV trouvait un certain intérêt à la Corse, il en est tout autrement de Louis XVI, qui trouve son entretien trop cher et son peuple trop turbulent. Les auteurs du plan Terrier, qui visent à une vaine tentative de cadastration de la Corse (1770-1795) tendent à lui donner raison. A Versailles, certains proposent de céder l’île à une autre puissance étrangère, voire la rendre à Gênes, d’autres y verraient bien s’y installer des Acadiens, durs au labeur, pour donner plus de force à l’économie de l’île. Bref, la Corse reflète une image peu réjouissante et Pasquale Paoli en subi les affres, d’autant plus que de grandes personnalités de l’époque, comme Pommereul, ne manquent pas de critiquer l’homme. Mais la Révolution française va modifier l’ordre des choses. Elle touche l’île dès le mois d’avril 1789 et occasionne des violences. La situation se dégrade rapidement, pour devenir incontrôlable. Pour nombre d’observateurs et d’acteurs, dans l’île comme à Paris, Pasquale Paoli apparaît comme l’homme qui pourrait ramener l’ordre. Contacté, de Londres, il fixe les conditions (plutôt raisonnables) de son retour.

Pascal Paoli reçoit l’accolade de Robespierre

Pasquale Paoli pense trouver dans la Révolution française un espoir pour la liberté des peuples. Nombre de révolutionnaires voient également dans le personnage un symbole qui peut être très utile. Et une solution pour rétablir la paix dans l’île. Certains d’entre eux sont sincères, comme La Fayette, qui lui offrira un bel accueil, ainsi que le rusé Mirabeau. En avril 1790, Pasquale Paoli est donc reçu officiellement, avec ferveur et respect, par la majorité des membres de l’Assemblée puis au sein du futur club des Jacobins, où il reçoit l’accolade de Robespierre. Il est également accueilli plusieurs fois à la cour, et reçoit les amabilités du roi et de la reine. Mais tous ne partagent pas cet enthousiasme. L’adversité se situe principalement dans le milieu des politiques insulaires. Certains députés, comme Saliceti ou le royaliste Buttafoco,  voient dans le retour de Pasquale Paoli un frein à leurs ambitions, voire un danger. Pour eux, l’ancien chef de la Nation est un objet du passé, une relique, mais ils savent que le peuple corse n’a pas oublié l’homme et qu’il reste très influent au sein des couches les plus populaires. De son côté, Pasquale Paoli reste prudent. Il ne sait pas ce qu’on attend de lui, et apparaît comme hésitant.

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Napoléon Bonaparte

La Corse plongée dans la division

Le retour dans l’île se produit le 14 juillet 1790. C’est avec une grande émotion que Paoli, nommé par le roi commandant de l’île, débarque à Macinaggio, dans le cap Corse. Il est accueilli par une grande foule exaltée. Le chemin qui le mène à Bastia est une parade triomphale. Pensez-donc, la Nation se voit rendre son  père ! A l’assemblée électorale de septembre 1790, il est élu sans problème, avec Saliceti (et Pozzo di Borgo comme suppléant). Mais, et Paoli s’y attendait, ces moments de bonheur vont rapidement céder la place à d’autres moins réjouissants. Car, comme dans les autres régions, la Corse est plongée dans la division. Des idéologies, et des intérêts moins honorables,  s’opposent. Durant l’année 1791, Paoli doit user de la force pour calmer les émeutiers de Bastia, qui s’opposent à la Constitution civile du clergé et qui ont saccagé la loge franc-maçonne des Amis Constants. Il doit également faire cesser la spéculation sur l’achat des biens nationaux. Sans oublier les soucis générés par les royalistes Buttafoco et Gaffori qui, de leur exil, intriguent pour saper dans l’île les efforts de la Révolution.

Il aurait l’ambition d’un roi de Corse

En 1792, Pasquale Paoli et ses sympathisants, qui appartiennent à un groupe que l’on peut qualifier de modéré, prennent le parti des girondins. A Paris, des députés, dont le célèbre montagnard Saliceti, intriguent contre Paoli et entretiennent une véritable politique de dénigrement. Comme Paoli n’est pas officiellement un girondin, ces derniers ne le défendent pas. Les rumeurs tentent de faire de Paoli un contre-révolutionnaire voulant l’indépendance de l’île, voire pire, il aurait l’ambition d’un roi de Corse ! On lui fait porter la responsabilité du fiasco de l’expédition de Sardaigne (principalement dû une tempête, à l’indiscipline des troupes françaises et une logistique calamiteuse) ou Napoléon Bonaparte fit ses premières armes comme officier d’artillerie, et des nombreux troubles qui secouent l’île, comme la descente des paysans balanins sur l’Ile-Rousse en février 1792 (et le saccage de la maison Arena) ou les Pâques Sanglantes d’avril 1792 (à Ajaccio, les affrontements entre volontaires Nationaux et Ajacciens font plusieurs victimes). On le dit en train de vendre l’île aux Anglais (en guerre contre la France depuis le 30 janvier 1793). Tout cela mine un Pasquale Paoli vieillissant (il est presque septuagénaire) et quelque peu souffrant, qui adopte alors une attitude méfiante, voire sévère. Son caractère s’assombrit encore plus quand il remarque le changement de comportement de son « disciple », l’ambitieux Pozzo di Borgo qui, sentant tourner le vent, commence à s’éloigner de lui. Le 21 janvier 1793, Louis XVI est exécuté. Saliceti est le seul député corse à avoir voté la mort du roi (les trois autres ont voté pour la déportation). La nouvelle parvient à Paoli le 7 février. Le vieil homme ne laisse apparaître aucune émotion.

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Sir Gilbert Elliot

Pascal Paoli ennemi de la nation

Le 5 avril 1793 débarque à Saint-Florent les commissaires de la Convention, à savoir Lacombe Saint-Michel et… Saliceti. Ils se voient accueillis avec joie par les ennemis de Paoli mais la rencontre entre Paoli et Saliceti, à Corte, le 14 avril, ne se passe finalement pas trop mal. Bien qu’adversaires, les deux hommes, originaires de la même région du Rostinu, se respectent et Saliceti est suffisamment malin pour éviter de malmener un homme si populaire. Mais tout était déjà joué. En effet, le 2 avril, la Convention, suite à un témoignage à charge de Lucien Bonaparte, a déclaré ennemis de la nation Pasquale Paoli et Pozzo di Borgo, pour trahison et manigance avec l’ennemi. Avisés par un courrier exceptionnel le 17 avril, la nouvelle mission des commissaires de la Convention est désormais de traduire à la barre les deux accusés. Sur l’ile, la consternation cède rapidement la place à l’indignation puis à la colère. Les Bonaparte sont particulièrement visés par l’ire des paolistes. La Convention perd le contrôle de l’île, hormis les villes de Bastia, Saint-Florent et Calvi.

Une situation politique bloquée

Le Directoire du département, favorable à Pasquale Paoli et Pozzo di Borgo, ordonne alors l’arrestation du capitaine Bonaparte. Grâce à ses complicités dans le milieu jacobin ajaccien, Napoléon Bonaparte parvient à leur échapper pour se réfugier à Bastia, auprès des commissaires de la Convention. Sûr de son bon droit et refusant de se rendre à Paris (il avance son grand age et sa santé défaillante), Paoli reste tout d’abord en retrait quand se produisent les premiers affrontements entre les partisans de Pozzo di Borgo et ceux de Saliceti. Mais il se rend compte rapidement qu’il ne peut rester inactif sans risquer de faire plonger l’île dans le chaos. Pasquale Paoli propose alors une conciliation sous condition, qui est refusée par les commissaires. Il est vrai que dans les conditions figuraient le renvoi de Saliceti. La situation politique se retrouve bloquée.

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Bombardement de Calvi par l’escadre de l’amiral Nelson

Paoli renoue le contact avec les Anglais

Une Assemblée des Communes est organisée le 26 mai 1793, à Corte. Les délégués, majoritairement favorables à Paoli, votent la non-reconnaissance en leur qualité de commissaires les citoyens Lacombe Saint-Michel, Saliceti et Delcher. Pasquale Paoli et Pozzo di Borgo conservent leurs pouvoirs alors que les députés sont démis de leurs fonctions. De plus, ils infligent aux membres des familles Arena et Bonaparte « une flétrissure éternelle » rendant détestable leurs noms et leur mémoire. Le 10 juin 1793, la famille Bonaparte, après une escale à Calvi, est évacuée sur une frégate française pour arriver à Toulon trois jours plus tard. En juillet, la rupture avec la Convention est consommée, la Corse se détache de l’empire français. Réfugié dans Bastia, les commissaires tentent de vaines opérations militaires. Napoléon Bonaparte échoue à reconquérir Ajaccio. Républicains et Paolistes s’affrontent devant les places de Calvi et de Saint-Florent. Paoli renoue le contact avec les Anglais. Le 4 janvier 1794, à Murato (petit village proche de Bastia où Paoli avait jadis établi l’Hotel des monnaies), le leader corse rencontre sir Elliot. On parvient à un accord (dont on ne sait rien). En février, attaqué par la terre par les Paolistes et bombardé par une escadre anglaise, la garnison de Saint-Florent dépose les armes. Bastia tombe en mai, Calvi en aout. Libéré des Républicains, Pasquale Paoli se retrouve devant un nouveau défi : parvenir à partager le pouvoir avec les Anglais. Mais sir Elliot va contrarier le projet. Cet aristocrate bon teint n’estime guère Paoli – il le trouve « vieux » et « harassé » – et son épouse le méprise ce « débile mental». Le couple lui préfère Pozzo di Borgo, qui s’est de plus en plus éloigné de son « maître ». L’Anglais, coincé dans son carcan de préjugés, fait alors l’erreur de croire qu’il peut se passer de Paoli, et utiliser Pozzo di Borgo pour affirmer la Corse dans l’empire britannique. A la consulta du 10 juin 1794, Georges III est désigné roi de Corse, Paoli est écarté (avec un titre honorifique) au profit de Pozzo di Borgo, les Royalistes sont réhabilités.

Le gouvernement anglo-corse va accumuler les erreurs

A partir de cette date, le gouvernement anglo-corse va enchaîner les erreurs. Pourtant, tout avait bien commencé, sir Elliot ayant eu bon accueil lors de son tour de l’île. Mais la mise en place d’une fiscalité trop lourde, et les manœuvres du vice-roi pour détruire littéralement Paoli, à travers une véritable campagne de calomnies, va entraîner des troubles. En juillet 1795, dans le Rostinu, l’effigie de Pozzo di Borgo est brûlée et des révoltes éclatent dans la Castagniccia et en Balagne. La région ajaccienne commence à s’agiter. Evidemment, sir Elliot ne manque pas de mettre ces agitations sur le dos de Paoli, cet idiot, ce félon, ce vieux sénile… Des plaintes qui atteignent les oreilles de Georges III. Le 14 octobre 1795, rappelé à Londres, Pasquale Paoli quitte l’île, dans une froide indifférence, à bord de la frégate anglaise Dolphin. Il est accompagné de ses amis les plus fidèles, Ciavaldini, Panettieri et Galeazzi (son frère Clemente est mort en décembre 1793).

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George III

Il ne reverra jamais la Corse

Pasquale Paoli arrive à Londres le soir du 24 décembre 1795. Le roi et ses ministres le rassurent en lui faisant bon accueil. Apparemment, il n’a a pas été dupé par les manigances de sir Elliot. Il a peut-être aussi écouté quelques uns de ses officiers présents en Corse, comme le colonel John Moore, et qui apprécient le vieux général de la Nation. Paoli se retire alors de la politique pour une retraite où il se consacrera à quelques loisirs simples, comme la lecture d’auteurs classiques. Il ne reverra jamais la Corse. Il meurt paisiblement, mais à demi-aveugle et quasiment ruiné, dans sa petite maison près d’Edgware Road, le 5 février 1807. Mis en terre dans le cimetière de l’église Saint-Pancrace, son corps ne sera rapatrié dans son village de Morosaglia qu’en 1889.

Les Anglais quittent la Corse

Quand au royaume anglo-corse, il ne survécu pas longtemps à la perte de u babbu di a Nazione. Découragé par la réticence des Corses à se soumettre à un impôt jugé injuste, par les révoltes paysannes, par les nombreuses embuscades qui, au-delà des pertes, minent le moral des colonnes anglaises, et malgré les concessions de sir Elliot (comme le renvoi de Pozzo di Borgo), les Anglais se résignent à quitter la Corse lorsque que la France signe avec l’Espagne, le 17 aout 1796, un traité de Saint-Ilde-fonse qui rend leur position intenable. Les 22 et 23 octobre 1796, Sir Gilbert Eliott et les britanniques quittent l’île dans la précipitation, oubliant leur garnison de Bonifacio, qui se rend aux Républicains.

Bibliographie sélective

Le mémorial des Corses (Collectif – Ed Albiana)

Pascal Paoli, père de la patrie corse (Antoine-Marie Graziani –  Ed Tallandier)

Paoli, un corse des Lumières (Antoine Vergé-Franceschi – Ed Fayard)

Un siècle de révolutions corses (Antoine Franzini – Ed Vendémiaire)