Recroquevillé derrière le remblai de bois qui lui sert d’abri contre les violentes bourrasques de neige, Dimitri tire sur sa longue pipe en terre. Soupirant d’aise, le jeune soldat rabat son tricorne sur son front et ferme les yeux, essayant de profiter au mieux de l’instant. L’état lamentable de ses guêtres témoigne de la dureté du labeur des jours précédents. Selon les officiers, cela en valait la peine. »La garnison de Narva, isolée du monde par une double enceinte de fortifications, ne pourra tenir longtemps » ont-ils dit. Ils avaient l’air sûr d’eux. Dimitri se laisse aller à la songerie. Il se voit de retour à la ferme familiale, son temps de service imposé par le tsar terminé. Soudain, quelques exclamations se mêlent à la musique jouée par le vent glacial qui s’est levé depuis peu. Intrigué, Dimitri ouvre les yeux. Le vieil Orloski, un sergent de sa compagnie, se tient devant lui. Tout en le fixant de son unique œil, le droit (il se vante d’avoir perdu l’autre dans un corps à corps contre un officier des streltsy – duel qu’il affirme avoir gagné, bien sûr), il lui file un grand coup de botte dans les côtes. ’Allez mon garçon, debout ! Ou tu vas rater la fête !’’ ironise le sous-officier avant d’aller se choisir une autre victime. Porté par les rafales de vent, un hurlement inonde le retranchement à demi-assoupi : ‘’Formez les rangs !’. Plus intrigué par la situation que motivé par la rudesse de son chef et la puissance de l’ordre, Dimitri range sa pipe dans son havresac, se relève, se masse un peu ses cotes endolories et enlève d’un revers de sa main le trop-plein de neige qui a envahi ses guêtres. Il saisit son mousquet – son meilleur ami, parait-il — et jette un coup d’œil vers les murailles de Narva. Ces satanés Suédois tenteraient-ils une sortie ? Un grondement sourd et puissant, accompagné d’une clameur, le fait se retourner. Dimitri fronce les sourcils, l’averse de neige a redoublé d’ardeur, on n’y voit goutte. Des officiers hurlent des consignes dont il ne saisit pas le sens. Attrapé par une main inconnue, Dimitri se met en ligne et prépare fébrilement son mousquet à mèche, comme on lui a appris dans la cour de la caserne de Novgorod. Soudain, tel un immense troupeau de bisons bleus lancé à toute allure, surgit du blizzard une marée humaine hérissée de pointes d’acier ! Autour de Dimitri, c’est la panique. ‘’Ouvrez le bassinet ! Fermez le bassinet ! Fixez la mèche !’’ Dimitri s’exécute en tremblant. L’immense vague bleue n’est plus qu’à une cinquantaine de pas. La jeune recrue à l’impression de sentir le souffle des soldats ennemis sur son visage. Sans en attendre l’ordre, Dimitri épaule son mousquet et appuie sur la gâchette. S’en suit un pff !. Et une petite fumée noire. Une saloperie de petite fumée noire ! Dimitri ancre alors son arme — ce fameux meilleur ami ! – contre sa hanche, introduit sa baïonnette dans le canon. L’angoisse l’envahit. Il réalise alors que ce n’est pas demain qu’il pourra retrouver les bras de sa Natacha. Tout autour de lui, l’univers devient bleu et argent. Puis écarlate.
La bataille de Narva est la première grande bataille d’un long conflit (1700-1721) que les historiens ont désigné sous le nom de Seconde Guerre du Nord, ou Grande Guerre du Nord. À la mort du roi de Suède Charles XI, son fils et successeur, Charles XII, n’est âgé que de 15 ans. Certains leaders de nations voisines voient là une occasion d’acquérir quelques territoires au dépend de la Suède qui, à l’époque, est la puissance la plus influente de cette partie septentrionale de l’Europe. En effet, ce puissant empire nordique contrôle la Finlande, l’Estonie, l’Ingrie, la Livonie et jouit de plusieurs possessions en Allemagne. Des territoires acquis au moyen d’une armée de taille modeste mais de grande qualité, dirigé par un roi intelligent, volontaire et charismatique, souvent comparé à son allié Louis XIV. Soulagé par la mort de ce ‘Roi-Soleil Scandinave”, quelques puissants trémoussent d’excitation sur leurs trônes. L’ambitieux Pierre 1er le Grand, tsar de Russie, aimerait bien obtenir un accès à la mer et prendre une revanche sur la Suède, qui l’a privé de l’Ingrie, de l’Estonie et de la Livonie à l’époque de Gustave II Adolphe. Auguste Il, dit le Fort, prince-électeur de Saxe, cherche à assoir son autorité son autorité sur la Pologne-Lituanie, dont il est le roi contesté depuis 1697, et l’étendre, si possible sur les possessions allemandes de la Suède (Poméranie, Wismar, Brème). Quant au roi de Danemark- Norvège, Frédéric IV, il y voit une opportunité pour récupérer la Scanie et le Halland (perdu en 1660 lors de la signature de l’humiliant traité de Copenhague). Le trio de têtes couronnées s’accorde pour mener une offensive sur trois axes avec pour objectifs le duché de Holstein-Gottorp, la Livonie et l’Ingrie, des régions sous tutelle suédoise. Ils pensent que la petite armée scandinave (environ 60,000 hommes au début du conflit, dont deux tiers de miliciens, ce chiffre augmenta jusqu’à 100,000 en 1708) ne sera pas en mesure d’être présente en force sur tous les fronts et comptent sur l’inexpérience du jeune roi dans le domaine de la guerre. De plus, Charles XIl est isolé diplomatiquement, il ne peut compter que sur le soutien du Hanovre et de la Grande-Bretagne, qui sont trop éloignés pour intervenir rapidement et en nombre (même si quelques contingents sont déjà sur place). Mais le roi de Suède va se montrer beaucoup plus coriace que prévu.
Aux yeux de Charles XII, le danger le plus imminent est danois. Frédéric IV du Danemark a d’ailleurs abaissé ses cartes. En mars 1700, ses troupes ont envahi le duché de Holstein-Gottorp. Le 22 avril, il mettait le siège devant Tönningen, forteresse où s’est réfugié Frédéric IV de Holstein-Gottorp, le beau- frère de Charles XII. Faisant face à cette agressivité, le roi de Suède réagit prestement. Sa première action est d’envoyer un contingent de 8,000 hommes renforcer la garnison de Tönningen. Puis, il décide de frapper le Danemark en son cœur. Le 20 juillet, une imposante flotte suédoise (renforcée par des vaisseaux anglais et hollandais) se présente devant Copenhague et commence à bombarder copieusement la ville. Frédéric IV du Danemark, pris de cours et déçu par l’échec du siège de Tönningen (levé au mois de juin), cède un peu à la panique. Le 18 aout 1700, sous la pression de son entourage et menacé par un corps expéditionnaire suédois qui a débarqué quelques jours plus tôt, Frédéric IV signe le traité de paix de Travendal. Le Danemark, ridiculisé, sort de la guerre. Charles XII peut se tourner vers un autre adversaire.
Sur un point, les Coalisés ont raison : Charles XII ne peut être partout. Heureusement pour ce dernier, l’armée suédoise bénéficie d’autres généraux de qualité. Parmi eux : Erik von Dahlbergh. En 1700, celui que l’on nomme parfois le “Vauban du Nord” est âgé de 74 ans (un âge canonique pour l’époque). Général et architecte militaire, il joua un grand rôle dans les succès de Charles X et de Charles XI. C’est un homme d’une grande intelligence, d’une belle érudition, qui bénéficie de la sagesse et de l’expérience de l’âge. Il a fait de la conception de systèmes défensifs sa spécialité. Il est évident qu’Auguste Il aurait dû prendre ces éléments en considération avant d’envoyer son armée à l’assaut de la forteresse de Riga, en Livonie. Cela lui aurait peut-être évité de s’y casser deux fois les dents dans la même année, ses attaques repoussées par une modeste garnison de moins de 4,000 hommes commandée par Dahlbergh. Au final, avec un minimum d’investissement humain et financier, Charles XII neutralise durant de longs mois l’électeur de Saxe.
Débarrassé des Danois et des Polonais, Charles XII peut alors se tourner vers son adversaire le plus intimidant, et le plus vociférant, à savoir le tsar de Russie Pierre 1er le Grand, de l’illustre dynastie des Romanov. Pendant que ses alliés occupaient Charles XII plus à l’est, l’empereur russe n’était pas resté inactif et avait conduit son armée de 30,000 hommes et 195 canons (offerts par la Suède en 1695 !) sous les murs de Narva, en Livonie. Médiévale à l’époque du tsar Alexis 1er (1645-1676), l’armée russe s’est depuis améliorée. Le tour d’Europe de deux ans effectué par Pierre 1er lui a fait prendre conscience des retards que vit son pays dans de nombreux domaines et, à son retour, en 1699, il a entamé de nombreuses réformes sociales, administratives, légales et religieuses. Cependant, force est d’admettre qu’en 1700, tous ces retards ne sont pas totalement rattrapés, notamment dans le domaine militaire (la conscription arrivera en 1705, la réforme sur l’artillerie en 1706). Les soldats de cette Nouvelle Armée levée précipitamment, qui remplace l’armée des streltsy supprimée après la guerre civile, sont encore peu expérimentés et se sentent peu concernés par les ambitions de Pierre 1er car recrutés de force (on peut les qualifier de serfs soldats). Aussi, pour rendre son armée plus performante, Pierre 1er a fait appel à des officiers et des conseillers militaires étrangers. Si cet apport commence à porter ses fruits dans les rangs (une amélioration de la discipline de feu, appuyée par une homogénéisation des équipements, et des exercices plus rigoureux), il y a encore du boulot avant que l’armée russe puisse être comparée sans honte avec une armée occidentale. Du côté de l’équipement, de nombreuses unités sont encore équipés d’un vieux mousquet à mèche (comme ce bon Dimitri) et de baïonnettes à bouchon, ou de piques, et seuls les régiments de la garde sont véritablement prêts à livrer combat (eux, sont déjà armés à Narva avec un fusil à silex doté d’une platine à silex rudimentaire, dite de type baltique). De plus, un problème, non négligeable, demeure au sein du commandement. Les fiers officiers russes, en effet, ne se plient que très difficilement aux ordres des étrangers, et uniquement lorsque Pierre 1er, cet impressionnant colosse de deux mètres, rode dans les parages. Cela aura aussi son importance à Narva.
De son côté, Charles XII ne ressent pas le besoin d’innover. Il conduit la même stratégie que ses prédécesseurs. Comme eux, il sait que la Suède est un pays trop pauvre en ressources naturelles et humaines pour supporter une guerre sur son propre sol (par contre, elle ne manque pas d’argent !). La seule politique valable est une politique de conquête, avec une armée suédoise vivant sur le terrain ennemi, au dépend de la population locale. Cette stratégie, qui vise aussi à porter la guerre chez l’adversaire afin de le forcer à négocier – qui sera également adoptée par Napoléon dans ses campagnes militaires – se trouve facilitée par la taille modeste de l’armée, la discipline du karoliner (on peut même carrément parler de vénération absolue de la troupe envers son roi), et l’excellente qualité de la chaîne de commandement. De plus, le fait de ne pas dépendre d’une ligne de ravitaillement améliore les capacités de manœuvrabilité et de mouvement d’une troupe composée des soldats professionnalisés issus de milieux ruraux, donc endurcis par le rude climat nordique. Cette habilité à surprendre et à tourner son adversaire au niveau stratégique et opérationnel est une arme que Charles XII utilisera durant tout le conflit, pour ses résultats souvent favorables. Comme à Narva. À partir de 1708, Pierre contrariera la stratégie de Charles XII en généralisant une politique de terre brûlée qui privera les Suédois de ravitaillement et de fourrage.
Le 6 octobre 1700, celui que la postérité surnommera le Napoléon Suédois débarque à Pernau, en Livonie, avec seulement 8,000 hommes (mais armés du tout dernier modèle de fusil à silex avec sa baïonnette à douille) et 37 canons. Le temps de laisser reposer ses soldats, d’attendre quelques renforts et du ravitaillement, et Charles XIl ordonne à l’armée de prendre la route de Narva, distante de près de 250 kilomètres. Dans l’entourage du roi, c’est un peu la panique. Se lancer dans une marche de plusieurs semaines, en cette saison, en territoire ennemi, sur une route inadapté au passage d’une armée, est à leurs yeux une pure folie ! Mais Chartes XII, malgré son jeune âge, ne se laisse pas impressionné. “Dieu nous protégera puisque notre cause est juste !’’. Tels sont ses mots. Les débats sont clos. Le 13 novembre 1700, l’armée suédoise quitte donc le camp de Wessenbourg pour une longue et difficile marche à la rencontre des Russes. La route est boueuse, pleine d’ornières et la troupe doit supporter une pluie glaciale. La nuit venue, c’est le gel. Mais les soldats suédois, ces fameux karoliners, ne craquent pas. Sous leurs regards admiratifs, leur chef, un gamin de 18 ans, refusant le confort de la tente, dort au milieu d’eux, à côté de son cheval. Charles XIl construit sa légende.
Les Russes, découvrant l’avance de cette colonne de tuniques bleues et or, résistent à leur manière. Tout ce qu’ils ne peuvent pas emporter dans leur fuite, ils le détruisent. L’armée suédoise doit alors se rationner en vivres et en fourrage, pour se contenter du minimum vital. Manque de prévoyance ou lâcheté, les Russes, cependant, ne défendent pas les quelques défilés qui jalonnent la route entre Wessenbourg et Narva. Seul le dernier passage délicat, le col de Pyhajoggi, est mollement défendu par un parti de cavalerie légère, qui s’esquive après une brève escarmouche. C’est donc épuisée, affamée et trempée jusqu’aux os, mais indemne, que l’armée suédoise atteint les environs de Narva. Charles XII ordonne alors à son armée de stopper. Accompagné du maréchal Rehnsjold, son chef d’état-major, il se rend sur les hauteurs de la colline de Hermansbourg pour observer les positions russes. Bien qu’impressionné par le spectacle, il remarque que les lignes russes sont très distendues, cela afin d’occuper toute la zone de fortification. Il sait que, pour lui, la seule option est l’attaque. Son armée est affamée, loin de ses bases, et seule la cité de Narva peut lui fournir le ravitaillement et le repos nécessaire.

Charles XII communique à ses officiers supérieurs le plan qu’il a planifié avec Rehnsjold. L’infanterie devra être séparée en deux colonnes parallèles. Leurs flancs et leurs arrières protégés d’une éventuelle attaque de la cavalerie russe par la cavalerie suédoise, elles seront chargées de percer la ligne de défense russe en deux points situés au centre du dispositif ennemi. Ensuite, les colonnes devront se séparer. La colonne de gauche, sous les ordres de Rehnsjord, se dirigera vers le nord, Celle de droite, sous le commandement de Vellinck, vers le sud, le but étant de séparer l’armée russe en deux et de l’engager dans le couloir étroit formé par les deux lignes de fortification. Charles XII, à la tête de la cavalerie des Gardes du Corps, tiendra l’arrière-garde, prêt à exploiter la moindre défaillance ennemie. L’attaque devra être devancée et accompagnée par une canonnade.
Dans le même temps, à Narva, les Russes, abrités entre deux lignes de fortifications de murs de 3 mètres de haut situés derrière des fossés de 2 mètres de profondeurs et des chevaux de frise (ouvrage de l’ingénieur militaire saxon Ludwig von Haller) attendent patiemment la reddition de la garnison suédoise (un peu plus de 1,000 hommes). Pierre 1er, lui, n’est plus là. Lassé, au matin du 20 novembre, accompagné de Menchekov (le chef de sa Garde), il a quitté le camp pour Novgorod, après avoir confié la poursuite du siège au duc Charles Eugène de Croÿ, un maréchal d’Empire au service de la Russie. Hors, dès le départ de Pierre 1er, De Croÿ s’est heurté à l’hostilité des officiers russes, et plus particulièrement celle du commissaire de l’armée, le prince Dolgorouki. Cependant, s’il est indéniable qu’il n’a pas la tache facile, le général autrichien faute par trop de nonchalance. Le matin du 30 novembre, il perd un temps précieux à observer sans réagir les mouvements suédois.
Quand De Croÿ réalise que les Suédois préparent une offensive, il décide d’envoyer à leur rencontre un corps d’observation d’environ 15,000 hommes. Hélas, les Russes refusent de bouger. Résigné, De Croÿ se contente alors de mettre ses lignes, bien abritées derrière les fortifications, en état d’alerte. Charles XII attend, lui, le bon moment pour dévoiler toutes ses troupes et les lancer à l’attaque. Il a installé ses quelques canons sur les hauteurs, répartie sur toute la ligne russe, afin de ne pas donner d’indication sur l’importance de ses troupes et le point d’attaque. Le 30 novembre, vers 14h00, le roi de Suède met son armée en rangs. La pluie a cessé mais le ciel est très couverts et brumeux, masquant ses préparatifs. Soudain, une tempête de neige tombe sur la zone. Un officier demande alors à Charles XII s’il faut ajourner l’attaque. ‘’Non, répond le roi. La neige est dans notre dos, mais dans les yeux de nos ennemis !’’ Et il lance l’offensive.
C’est dans le blizzard qu’avancent les colonnes suédoises, les flancs protégés par la cavalerie. Quand les Russes voient enfin l’ennemi, c’est pour subir une terrible salve de mousqueterie des premiers rangs des colonnes suédoises. Surpris, décimés par le feu ennemi, les soldats russes, inexpérimentés, hésitent. C’est alors que les officiers suédois sortent leurs épées et lancent le fameux Gå På, la traditionnelle tactique de choc, très agressive, qui a fait la réputation des Karoliners. Après que les fusiliers aient jeté des fascines pour combler les fossés, les grenadiers suédois se lancent à l’assaut des fortifications en bois et créent une brèche dans laquelle s’engouffrent les colonnes. Dans le même temps, l’artillerie suédoise, invisible, canonne les lignes russes, semant le désordre.

Forcés à livrer un corps-à-corps avec des Suédois au moral d’acier et extrêmement motivés (ils savent qu’une défaite signerait leur perte), les Russes luttent en vain. Près de la brèche, la bataille tourne en un horrible massacre. Suivant le plan de Charles XII, les deux colonnes se séparent et engagent les autres unités russes. Malgré une belle résistance, les Russes finissent par craquer sous la poussée des troupes ennemies et se débandent. S’en suit, comme souvent dans ces situations, une contagion dans les rangs et l’armée de Pierre 1er s’écroule totalement. Quelques officiers étrangers, qui tentent de retenir leurs troupes sont massacrés aux cris de ‘’Trahison !’’Le roi de Suède lance alors sa cavalerie à la poursuite des fuyards, sabrant des pauvres soldats russes essayant de sauver leur peau. Nombreux sont ceux qui, parvenant à échapper aux épées suédoises, se noient dans la Narva en tentant de la traverser à la nage. D’autres sont carrément piétinés par la cavalerie russe en fuite du général Sheremetev alors qu’ils tentent d’échapper au massacre ou à la capture en traversant le pont Kemperholm qui enjambe la Narva. Le pont finit même par céder sous le poids des fuyards, envoyant par le fonds chevaux, chariots, cavaliers et fantassins.
Charles XII n’est pas inactif. Il est au cœur de la mêlée. Après avoir perdu deux chevaux sous lui, il finit la bataille comme un fantassin, chaussé d’une seule botte. Plus tard, après le combat, il trouvera une balle plantée dans sa cravate ! Bien que la bataille soit gagnée, une forte poche de résistance russe existe encore près du pont effondré. Les survivants russes ont monté des barricades de fortune. Parmi ces braves, on devine les uniformes des régiments de la Garde, le Preobrazensky et le Semyonnovsky. Des unités de qualité, formés à l’européenne et bien équipés. Leur chef est le général Ivan Buturlin, un proche de Pierre 1er. Pour Charles XII, cet ilot de résistance représente un danger car une division russe intacte de 6,000 hommes est située plus au sud. Si Weide, son général, décidait de venir au secours de Narva, les Suédois se retrouveraient comme coincés dans une souricière. Le roi de Suède fait alors preuve de galanterie et de sagesse. Après avoir pressé un peu plus les derniers résistants russes, il leur propose des conditions de capitulations très généreuses, qui sont acceptées. Comme promis, alors que les officiers sont retenus comme prisonniers de guerre, les 20,000 soldats russes sont libérés et autorisés à rentrer chez eux, en conservant leurs mousquets ! Mais Charles XII n’a pas tout perdu car il fait main basse sur 145 canons, 10,000 boulets, 397 barils de poudre et… 230 drapeaux !
Pour les Russes, le bilan est terrible. Au lendemain de la bataille, près de 15,000 des leurs gisent sur le terrain. Les Suédois, eux, déplorent seulement 667 morts et 1,200 blessés. De Croÿ, tout comme son état-major, a été fait prisonnier. Le général malheureux sera incarcéré à Tallin. Personne ne voulant payer pour sa libération, il y finira sa vie. Il mourra le 30 janvier 1702, à l’âge de 52 ans. De nouveau, personne ne voudra payer pour ses funérailles. Triste destinée !
Pour Charles XII, ce n’est que le début de l’aventure.