LES ORIGINES

Logiquement, Antoine Franzini se penche d’abord sur les origines du phénomène. Pour bien appréhender le processus d’émancipation insulaire, il était nécessaire de faire la lumière sur la nature du lien ancestral attachant la Corse à la république de Gênes.  Sa légitimité ayant toujours été contestée par nombre de puissances, et Gênes n’ayant jamais pu la prouver, il y avait terreau à contestation dès le début de la tutelle génoise, en 1299. En conséquence, guerres et contestations il y eut. Cependant, depuis le milieu du XVII° siècle, un certain équilibre semblait avoir été trouvé. Gènes contrôlait l’île à partir de ses bastides de Bastia (la capitale), Calvi, l’Algajola, Bonifacio et Ajaccio, laissant la gestion de l’intérieur aux notables corses (Les Nobles Douze dans le nord, et les Nobles Six dans le sud).  Alors, qu’est-ce qui a bien pu se passer en ce fameux hiver 1729 ? Antoine Franzini nous l’explique avec force détails et argumentations : il s’agit de l’expression d’un véritable ras-le-bol. D’un trop plein d’humiliations.

UNE SÉRIE D’INSURRECTIONS

Lorsque s’élevèrent les premières contestations, à la fin de l’année 1729, il n’était nulle question de se séparer de la tutelle génoise. A l’époque, cette idée n’était au mieux qu’une simple vue d’esprit de quelques intellectuels insulaires. Non, il s’agissait d’un mouvement revendicatif déclenché par l’imposition d’une nouvelle taxe. Toutefois, l’on n’ignore pas que cette révolte fiscale traduisait également le malaise d’une société insulaire paupérisée en manque de considération politique et se sentant privé de ses libertés fondamentales (notamment le droit de se protéger en portant une arme). Cette fameuse taxe des due seini fut l’étincelle. Une l’étincelle qui ne tarda pas à devenir incendie, son ampleur étonnant même ses initiateurs de la petite pieve du Bozio. En effet, aucun d’entre eux, en décembre 1729, n’imaginait que trois mois plus tard, des hordes de paisani (villageois) allaient défier l’autorité génoise en investissant par la force et pillant la capitale bastiaise. Puis, ce maelstrom paysan s’organisa, créant les premiers héros de ce qui n’était pas encore une Nation (Luiggi Giafferi et Antoine Ceccaldi). Mené à la fois par les actes populaires et la plume des érudits, encouragé par les errances d’un « prince » (la république de Gênes) refusant la moindre concession et, surtout, dans l’incapacité d’accomplir son devoir régalien sans faire appel à une puissance étrangère (Impériaux puis Français), le mouvement insurrectionnel s’installa dans la durée, même s’il connut quelques périodes d’assoupissement.

LA CORSE SE FIT UN ROI

Comme nous le démontre l’auteur, de 1729 à 1802, la Corse fut également l’enjeu de défis européens. Drapeaux génois, sardes, impériaux, britanniques et, finalement, français  flottèrent plus ou moins longtemps sur les places fortes de l’île, concurrencés par le drapeau à tête de maure (d’origine aragonaise, il faut le savoir). En 1736, la Corse se fit un roi, Théodore de Neuhoff, et cette élection n’avait rien d’anecdotique. Elle stupéfia même l’Europe. Aujourd’hui, nous rappelle l’auteur, la campagne de dénigrement menée par la république ligure ne trompe plus les historiens. Un peuple se trouvait, en toute autonomie, un Prince qui était également un arbitre de paix, lui-même placé sous le contrôle d’un Parlement. Absolument inhabituel mais, sous la plume d’Antoine Franzini, le choix devient logique surtout que, contrairement à ce qu’il a longtemps été dit, Théodore avait de nombreuses ouvertures dans les cours allemandes et britanniques.

UNE ANALYSE APPROFONDIE ET PERTINENTE DE L’ETAT CORSE

Grossièrement, l’ouvrage peut être divisé en quatre parties distinctes mais interdépendantes. Celle qui suit le processus d’indépendance est consacrée à une analyse approfondie et pertinente des structures de l’Etat Corse. L’histoire d’une république qui est intimement liée (trop, selon l’avis quelques contemporains) à celle de Pascal Paoli, fils d’un des généraux de la Nation. A force de détails et de descriptions puisées dans la nombreuse correspondance du général, Antoine Franzini nous raconte comment ce véritable fils des Lumières, après avoir éliminé la concurrence insulaire (de manière violente, force est de le dire),  a réussi à construire et organiser efficacement un état « démocratique » et à l’ouvrir sur l’Europe. Cela ne se fit pas sans le concours de grands penseurs de l’époque intéressés par le « phénomène » corse. Pendant un temps, Pascal Paoli réussit à profiter de la situation européenne (avec le déroulement de la guerre de sept ans) pour assurer l’indépendance de la Nation, tout en s’efforçant à la sortir de sa situation de pauvreté. Création d’une Université, d’une marine de course, d’une armée, d’une monnaie, et surtout rédaction d’une constitution (même s’il n’en est pas le seul géniteur), le projet Rousseau, autant d’initiatives dues à l’élan républicain entretenu par Pascal Paoli et ses proches. Un élan républicain qui, comme nous le démontre plus loin Antoine Franzini, va coller aux idéaux de la Révolution française. L’historien met à bas aussi quelques mythes, comme le droit des votes des femmes. Le droit de vote des veuves ou femmes célibataires, propriétaires de biens, dans les assemblées communales était une pratique qui remontait à plus loin et qui n’était pas une exception corse, de plus aucun texte constitutionnel n’en fait mention.

AFFRONTEMENT DES IDÉOLOGIES

Le retour de Paoli après son premier exil anglais inaugure la période révolutionnaire de l’île, où vont finir par violemment s’affronter les idéologies, les provinces se faisant le reflet de la politique parisienne. La lutte qui opposa les Jacobins, républicains Modérés et Aristocrates illustre une page noire de l’histoire de la Corse. Si elle s’acheva par la « victoire » des Modérés de Paoli et Pozzo di Borgo, l’exil des Jacobins (dont les Bonaparte) et la relative mise au silence des Royalistes, le travail documentaire de l’historien nous expose toute la complexité de la situation, impactée par l’élément affectif, qui allait parfois à l’encontre des intérêts collectifs – ainsi, Pascal Paoli a toujours épargné dans ses propos et sa correspondance son « ami Saliceti », pourtant dangereux adversaire politique. En Corse, cette guerre idéologique riche en fortes personnalités (les Arena, Buttafoco, Bonaparte, Gaffori…) accoucha de l’étrange et éphémère royaume anglo-corse.

LA MALADRESSE DU PARLEMENT

Antoine Franzini nous explique que la Corse sécessionniste, sans armée, sans argent, sans ressources alimentaires, n’avait pas le choix. Il lui fallait un protecteur. Paoli se tourna donc naturellement vers le roi George III. Et les Anglais n’attendaient que cela pour s’installer en Méditerranée. Il fut donc fondé un Royaume parlementaire, l’exécutif étant confié à un vice-roi représentant la couronne d’Angleterre (George Elliot), et le législatif à un Parlement composé exclusivement de Corses. Malheureusement, cela ne fonctionna pas bien. Il est habituel de dire que l’échec de l’expérience est dû à une mésentente entre Anglais et Corses (l’anecdote du buste, très romancée, a contribué à entretenir le mythe jusqu’à aujourd’hui). En fait, comme nous l’expose le travail d’Antoine Franzini, c’est plutôt la maladresse du Parlement, dirigé par Pozzo di Borgo, qui, à travers une série de mesure très impopulaires, favorisant les classes aisées de l’île et le clientélisme, a déclenché une vague de mécontentement (voire de révoltes), manifestations qui fut mise sur le dos d’un Pascal Paoli écarté des responsabilités, mais toujours très influent. Et le rappel en Angleterre de Paoli et de son ami Moore ne changea rien à la situation. De plus, ce n’est pas la situation intérieure qui chassa les Anglais, mais l’alliance entre la France et l’Espagne, qui rendait impossible l’occupation de l’île par des troupes britanniques.

UNE EXTRAORDINAIRE AVENTURE

Sous la plume d’Antoine Franzini, les révolutions corses apparaissent comme une extraordinaire aventure, riche en grands personnages que l’on croirait sortis d’un roman de Dumas (Luigi Giafferi, Pascal Paoli, Mario Emmanuele Matra, Christophe Saliceti, Carlo Pozzo di Borgo…), en actions héroïques (la victoire des Nationaux à Borgo contre le puissant contingent français) et en drames romanesques (la défaite de Ponte Novo ; l’émouvant retour au pays de Pascal Paoli en juillet 1790). La Corse eut même ses capitaines aventuriers, le plus célèbre étant le troublant colonel Domenico Rivarola qui, à la tête d’un régiment sarde, eut pour ambition de s’emparer de l’île en 1745. Une histoire d’une extraordinaire richesse qui mériterait de se voir portée sur les écrans de cinéma. Mais, au-delà du spectaculaire, cet ouvrage se penche également sur les convictions des leaders politiques corses (notables et religieux) et nous amène à réfléchir sur le phénomène révolutionnaire, les idées nouvelles issues des Lumières, le processus démocratique corse, et leurs influences réciproques.

UN MAGNIFIQUE TRAVAIL DOCUMENTAIRE

Un siècle de révolutions corses est le fruit d’un remarquable de recherches documentaires, archives qui sont autant de sources (longtemps négligées) pour analyser en profondeur et comprendre le processus qui a amené la création puis la chute de la Nation corse. Fort de ses nombreux extraits tirés de gazettes suisses, hollandaises, allemandes ou italiennes, l’ouvrage d’Antoine Franzini témoigne que, contrairement aux idées reçues, les révolutions corses ne se sont pas faites dans l’indifférence. Bien au contraire, le non initié sera étonné de constater que les événements insulaires faisaient les choux gras de la presse européenne,  comme le fait aujourd’hui l’actualité internationale sur BFM ou LCI. Les révolutions corses ont passionné les lecteurs des Lumières, attirés à la fois par l’exotisme d’une île peu reconnue (la première cartographie détaillée de l’intérieur de l’île fut ordonnée par Maillebois, en 1740) et par l’ampleur d’un mouvement défiant un prince européen, puis la plus grande puissance occidentale. Nombre de gazettes d’ailleurs, traduisant un courant de sympathie amplifié par l’adhésion de certains puissants (comme l’infant d’Espagne lors de la deuxième insurrection), prirent fait et cause pour ces « rebelles », ces « bandits ».

Fourmillant de détails, apportant de nombreuses et nouvelles précisions, l’ouvrage reprend et décortique toutes les étapes qui ont amenés à la Corse vers l’indépendance et la démocratie puis nous instruit sur les positions politiques prises par des insulaires plongés dans le chaos de la Révolution Française. Evidemment, une grande part de l’œuvre est consacrée à l’histoire de la république corse (1755-1769) et sur la courte existence du Royaume Anglo-Corse (1793-1796).

Moi je dis bravo!

5 etoiles

UN SIECLE DE REVOLUTIONS CORSES

Un livre d’Antoine Franzini

Paru aux éditions Vendémiaire (novembre 2017)

588 pages -26€