La mer n’est pas le milieu naturel de l’homme, il n’y a pas de peuple à vocation maritime. L’Athènes antique ne fait pas exception. Ce n’est qu’au V° siècle av. JC qu’elle est devenue, sous l’impulsion de Thémistocle, une puissance navale exerçant une véritable thalassocratie.

Jusqu’au VI° siècle av. JC, les citoyens athéniens sont majoritairement de petits propriétaires terriens regroupés en quatre classes censitaires: – pentacosiomédimnes, hippeis, zeugites, thètes. Seules les deux premières classes peuvent se payer l’équipement d’hoplite et donc défendre la Cité. Et c’est naturellement qu’elles assument les charges gouvernementales.

Certes l’Attique possède de sérieux atouts maritimes: – Elle commande la route de Cyclades, – Au sud ouest du territoire de la Cité se trouve le Pirée, ensemble de trois rades naturelles bien protégées mais encore délaissées au profit de la rade de Phalère. Il faudra cependant que la Cité athénienne prenne le contrôle de l’île de Salamine, propriété de la cité de Mégare. Les Athéniens devront alors guerroyer contre Egine pour s’ouvrir le chemin de la mer Egée.

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Les besoins en une flotte de guerre sont donc peu élevés. De plus, Athènes doit importer le bois de construction de la Macédoine. Ainsi, en 500, les Athéniens n’alignent qu’une petite escadre de pentecontores, navires de cinquante rameurs sur un seul rang.

Dix ans plus tard, en 490 av. JC, c’est la première guerre médique contre l’empire perse du roi Darius. Les opérations sont essentiellement terrestres et s’achèvent par la victoire de Marathon, triomphe de l’hoplite. C’est pourtant à partir de cette date qu’un des stratèges de l’armée athénienne, Thémistocle, décide de développer la marine athénienne.

Déjà, archonte éponyme en 493, charge suprême à l’époque, il a ordonné la transformation du Pirée en un port en eau profonde, travaux encore inachevés en 480. Persuadé que les Perses, humiliés mais non vaincus, voudront leur revanche, il croît au rôle maritime d’Athènes. Sa politique est favorisée par la découverte en 483 des filons argentifères des mines de Maronée, au pied du mont Laurion. S’opposant au partage entre les citoyens, il fait voter par l’Ecclesia, l’assemblée du peuple, un décret attribuant aux cent plus riches citoyens un talent (vingt-six kilos) d’argent, charge à eux de faire construire une trière: c’est la naissance de la fonction de triérarque.

Finalement, en 480, lors de la deuxième guerre médique, Athènes est la première puissance navale grecque et peut aligner deux cents trières, preuve de la rapidité de construction de ce type de navire.

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LA TRIERE

Thucydide attribue l’invention de la trière à Améionoklès de Corinthe qui « construisit, comme on sait, quatre navires pour les Samiens (Thucydide I.13). Les études récentes concluent au développement des trières en Ionie, sur l’île de Samos, sous la tyrannie de Polycrate dont la flotte en 526-25 est constituée pour l’essentiel de trières. Navire rapide à construire, la trière a cependant un défaut: elle prend facilement l’eau et doit régulièrement subir un nouveau calfatage. Une regrettable perméabilité qui s’explique probablement par la technique de construction; les bordages sont ajustés bord à bord, à tenons et mortaises; c’est rapide mais fragile – Ainsi, Nicias, lors du siège de Syracuse (415-414) vit sa flotte, âgée d’un an de service, se transformer en une armada de passoires (Thucydide VII.12).

Lors des guerres médiques, non ponté, à fond plat, peu élevé sur l’eau (environ deux mètres cinquante), effilé (cinq mètres de large), à faible tirant d’eau (1,10 mètre), ce navire peut facilement être tirée sur le rivage le soir et par mauvais temps – car la trière craint la vague. Sa voile carrée lui assure une allure vent arrière en croisière de cinq à huit nœuds. Avant la bataille, cette grande voile est déposée à terre. Le navire ne conserve alors qu’une petite voile – l’akateion – qui, en cas besoin, sera utilisée pour fuir. La trière n’est pas un grand navire à voile, elle est incapable de louvoyer.

La trière est bien un navire à rames, une « énorme baleinière » comme l’écrit J. Taillardat (La trière athénienne et la sur mer aux V° et IV° siècles ). Ses cent soixante dix rameurs, répartis sur trois rangs (62 thranites [A], 54 zygiai [B] et 54 thalamiai [C], voir schéma ci-dessous) lui assurent une allure de cinq nœuds et une bonne manœuvrabilité. En croisière, un tour de nage est mis en place mais lors des combats, tous les rameurs sont requis pour manier les avirons de 4,10 m. Les rameurs entonnent alors un chant rythmé par le trieraulès (un hautboïste) et fait d’onomatopées. « Rupapaï » nous dit Aristophane dans sa comédie Les cavaliers.

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Outre sa chiourme, le navire est doté d’un état major de sept personnes dont, principalement:
– Le triérarque, responsable de la construction, l’entretien et chef nominal.
– Le kybernétès, chef technique du bord, le capitaine.
– Le proreus, celui qui lit les vents, le second.
– Le timonier, qui dirige le bateau en usant de deux rames gouvernails.

Un gabier est en charge de manier les voiles et l’équipage est complété par dix épibates, infanterie de marine dont Hérodote nous montre toute l’importance lors d’un épisode de la bataille de Salamine: « Un vaisseau de Samothrace fondit sur un vaisseau athénien. Le vaisseau athénien coulait quand survint un navire d’Egine qui coula le vaisseau de Samothrace. Mais les hommes de Samothrace, étant d’habiles lanceurs de javelots, chassèrent en les criblant de traits les épibates du vaisseau qui les avait coulés, montèrent sur le vaisseau et s’en rendirent maîtres » (Hérodote VII.90).

Vaisseau peu fiable, craignant le moindre coup de vent et nécessitant de fréquents calfatages, la trière ne quitte jamais les côtes de vue. Du fait de l’encombrement sur le navire, deux cent hommes sur moins de deux cent mètres carrés, il faut toucher le rivage le plus souvent possible pour reposer l’équipage et se ravitailler. Pour toutes ces raisons, la trière ne peut servir à établir un blocus maritime et doit disposer de nombreuses bases.

STRATEGIES ET TACTIQUES

Le rôle stratégique de la trière est triple:
– Défense des côtes de la Cité.
Destruction des forces navales ennemies.
– Attaque des côtes ennemies: ce qui consiste à débarquer des épibates qui vont piller un peu plus loin à l’intérieur des terres.
Ces « expéditions retranchées dans ses trières » selon l’expression grecque furent monnaie courante lors de la guerre du Péloponnèse: « Les Lacédémoniens et leurs alliés firent une expédition avec cent vaisseaux contre l’île de Zakynthe… Mille hoplites lacédémoniens s’étaient embarqués… Ils débarquèrent et saccagèrent la majeure partie du pays; mais leur tentative de soumettre l’île échoua et ils rentrèrent chez eux. » (Thucydide II.66)

Il y a traditionnellement deux tactiques navales: le diekplous et le périplous, auxquelles il faut rajouter une tactique défensive, le kyklous.

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Le diekplous, passage au travers: la flotte est disposée sur une file. Chaque trière doit se glisser entre deux vaisseaux ennemis, si possible en endommageant les avirons puis faire rapidement demi-tour et éperonner l’adversaire. Pour s’opposer à cette tactique, il est possible de disposer sa flotte sur deux lignes en quinconce comme les Athéniens à la bataille des Arginuses (406 av.JC).

Le périplous, encerclement: la flotte, alignée, recule face à l’adversaire pour tenter de l’encercler quand ses navires situés à l’extérieur reprenne leur avance. Le but est de désunir l’adversaire pour l’attaquer à l’éperon. Une tactique utilisée à la bataille de Salamine en 480.

Le kiklous, cercle défensif: Appliqué généralement par une flotte moins nombreuse ou plus lente. La flotte se dispose en un cercle, chaque vaisseau ayant son éperon pointé vers l’extérieur. Quelques vaisseaux forment un cercle plus petit à l’intérieur, afin de contrer les ennemis qui aurait su percer la formation. Les Grecs l’utilisèrent contre les Perses lors de la bataille de Artemisium, et les Péloponnésiens en 429, contre les Athéniens, à la bataille de Rhium.

INCONVENIENTS ET AVANTAGES

Que vaut finalement la trière? Piètre voilier, elle ne sait pas louvoyer et ne peut courir qu’aux allures portantes (largue et arrière). Ce navire gîte facilement; il suffit que les thranites d’un bord se lèvent brusquement pour que le bâtiment soit déséquilibré. En cas de gros temps, le navire doit regagner le rivage, son fond plat et son centre de gravité élevé ne permettant pas d’affronter une mer formée.

Mais ce drôle de navire est un redoutable engin de guerre. Avec son éperon de bronze, il peut être comparé à une lance. Aux mains d’une chiourme expérimentée, il devient un terrible navire projectile dont les Athéniens surent tirer le plus grand profit.

LA BATAILLE DE SALAMINE

En aout 480, les Grecs sont défaits aux Thermopyles malgré l’héroïsme des Spartiates de Léonidas (« Etranger… va dire à Sparte qu’ici nous gisons, dociles à ses ordres »). L’Attique est envahi. Les Athéniens se tournent alors vers un oracle rendu par la Pythie de Delphes; « Quand sera conquis tout ce qu’enferme la colline de Crécrops et l’antre du divin Cithéron (l’Attique), Zeus aux vastes regards accorde à Titrogénie (Athéna) qu’un rempart de bois soit seul inexpugnable, qui sauvera et toi et tes enfants » (Hérodote VII.41). Quelques citoyens voient dans la palissade de l’Acropole l’inexpugnable rempart de bois. Ils se retranchent donc sur la colline sacrée et… sont massacrés par les Perses.  Heureusement, Thémistocle a obtenu de la majorité l’évacuation de la cité: les non combattants sont installés sur l’île de Salamine, et les combattants s’enferment derrière un rempart de bois: les trières.

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Les Perses, supérieurs en nombre, sont à Phalère, la flotte athénienne dans le chenal de Salamine. Les Grecs souhaiteraient battre en retraite mais Thémistocle fait envoyer secrètement à Xerxès son esclave pédagogue Sikinnos: « un Grec vint en effet de l’armée athénienne dire à ton fils Xerxès que, sitôt tombées les ténèbres de la sombre nuit, les Grecs… chercheraient leur salut… dans une fuite furtive. » nous raconte Eschyle dans sa tragédie Les Perses – Rappelons que ce poète a combattu à Marathon et à Salamine!

Le grand Roi fait alors installer son trône d’or sur le rivage de l’Attique, ordonne à sa flotte de pénétrer dans les eaux de Salamine et se prépare à jouir de sa victoire certaine. « Mais quand le jour aux blancs courriers épand sa clarté sur la terre, voici que, sonore, une clameur s’élève du côté des Grecs… ce n’était pas pour fuir que les Grecs entonnaient ce péan solennel ». (Les Perses).

La disproportion numérique (300 navires grecs contre 1000 navires perses et alliés grecs) joue en fait en défaveur des Perses; à l’étroit dans le chenal, ils ne peuvent se déployer pour faire face aux attaques des rapides trières.  » D’abord le flux de la flotte perse résiste. Mais sa multitude s’amasse dans une passe étroite et pas un navire ne peut venir en aide à un autre. Ils entrechoquent leurs éperons de bronze. Les uns contre les autres, ils se brisent leurs rames. Alors les navires grecs, non sans adresse, tournent autour et les éperonnent; les coques chavirent; on ne voit plus la mer, si grande est l’abondance des épaves et des cadavres meurtris… En désordre, le reste de la flotte barbare s’enfuit… Les Grecs, comme s’il s’agissait de thons ou de filets remplis de poissons, frappant, fracassant avec des morceaux de rames, des débris d’épaves. Une lamentation mêlée de plaintes remplit toute la mer jusqu’à ce que l’œil de la nuit sombre y mette fin » (Les Perses).

sympathique animations sur la bataille de Salamine (en grec)

L’APRES SALAMINE

« L’édifice de leurs malheurs n’est pas à même à son soubassement et va grandir encore, tant doit être abondante la libation de sang que fera couler sur le sol de Platée la lance dorienne (Les Perses). L’armée de Xerxès est donc battue en 479 à Platée par une armée principalement composée de Lacédémoniens. Sparte se retire alors de la partie. Les guerres médiques sont terminées.

Athènes reste cependant l’architecte de la politique anti-perse. C’est la création de la ligue de Délos qui regroupe de nombreuses cités d’Ionie et des Cyclades. Cette ligue se transforme rapidement en un empire athénien qui contrôle la mer Egée. Les trières ont donc donnés à Athènes sa puissance maritime, sa thalassocratie. Elles lui ont apportée également une extension de sa démocratie. En effet, pour armer trois cents trières, il faut recruter 51,000 rameurs, principalement parmi les thètes, les citoyens pauvres. Sous les gouvernements d’Ephialte (assassiné en 461) et Périclès (446-429), ce petit peuple fut étroitement associé à la détermination de la politique de la cité. C’est d’ailleurs les équipages de la flotte qui, en 411, se réunissent à Samos, en Ecclesia, et s’opposent à un coup d’état oligarchique.

Et la trière ? Elle a dû progressivement céder le pas face au développement de bâtiments de plus en plus gros, comme les penthères (à cinq rangs de rameurs). De plus, la tactique navale ne favorise plus l’agilité mais le développement de l’artillerie embarquée et de l’abordage. Au V° siècle de notre ère, Zosime écrit « il y a bien des années que l’on a oublié les méthodes de construction de la trière ».

Un article d’E. Hallet, paru dans le journal Le Carnyx n°2