En 1966, la guerre d’Algérie, qui a laissé une douloureuse empreinte dans la mémoire collective française et entraîné une véritable fracture de son unité nationale, ne s’est achevée que depuis peu. Quatre années seulement se sont écoulées depuis les accords d’Evian, signant les indépendances du département français d’Algérie et des Territoires du Sud, et la cicatrice est encore bien trop fraiche pour un cinéma français qui a toujours traité avec des pincettes, et souvent avec un parti-pris très consensuel, les guerres coloniales, que d’aucuns qualifiaient « d’honteuses ». Rien n’y fait, en 1966, la guerre d’Algérie est toujours génératrice de malaise! D’autant plus que ce conflit de décolonisation, simple mission de police pour les uns, combat pour la liberté pour les autres, s’ajoutait dés 1954 à la traumatisante mésaventure indochinoise, et qu’elle fut responsable de la chute d’une république ! Enfin, la guerre d’Algerie mit à mal l’amour-propre des français, déjà bien éprouvé, car après l’humiliante déculottée subie en Extrême-Orient, la France se voyait de nouveau chahutée au sein de son piteux empire colonial pour, au final, après huit années de lutte, sortir de nouveau vaincue… en étant la risée de la communauté mondiale.
C’est donc le cinéma américain qui, le premier, se penche sur ce sujet brulant en adaptant (très librement) un roman du correspondant de guerre Jean Lartéguy (Les Centurions -1960). Le film nous conte l’histoire du colonel Raspeguy, un officier des paras éduqué à « l’ancienne école » et qui est une projection romanesque du célèbre colonel Bigeard. On fait donc sa connaissance dans le merdier de Dien Ben Phu, en 1954, où il fait preuve d’une grande ténacité face à l’ennemi, puis on l’accompagne dans un camp de prisonnier où, de nouveau, il montrera toute sa force de caractère. Libéré quelques mois plus tard, de retour en France, le héros ne tarde pas à obtenir, grâce à ses influences, le commandement d’une nouvelle unité de parachutistes et est envoyé en Algérie. Il entreprend de réunir autour de lui un état-major composé majoritairement de ses anciens amis et compagnons d’arme. Mais, arrivé en Algérie, le colonel Raspeguy va se retrouver plongé au cœur d’une situation complexe, très éloignée des théâtres d’opération traditionnels, où chaque prise de décision va le rapprocher, ou l’éloigner, de ses compagnons. Il va également apprendre avec douleur que l’un de ses plus fidèles anciens lieutenants, Mahidi, est aujourd’hui l’un de ses pires ennemis. Autant d’éléments qui vont ébranler ses certitudes.
Si le film de Mark Robson (un cinéaste consciencieux, à défaut d’être génial, à qui l’on doit, entre autres, le sympathique Express du colonel von Ryan) se pose plus comme un film de guerre traditionnel que comme le véritable reflet du conflit algérien – notamment dans le registre des séquences de combat où les méthodes véritablement utilisées du style « proto-Search & Destroy » ne sont pas fidèlement retranscrites– on peut lui reconnaître quelques bonnes intentions. Le métrage, par exemple, aborde le très sensible sujet de la torture. Alors, certes, il dédouane complètement le colonel Raspeguy en reportant les actes sur le plus antipathique de ses officiers, mais bon, reste que l’on voit des soldats français torturer des suspects en affirmant que « tous les moyens sont bons » pour arriver à sauver des vies civiles (comprenez indirectement celles des colons). Un prétexte qui leur permet d’exprimer une sauvagerie qui ne doit rien à celle des terroristes du FLN.
En fait, Mark Robson construit son intrigue à partir de trois angles de vue. Trois personnages qui ont des sensibilités totalement différentes ; et trois conceptions qui finissent par s’opposer. Le colonel Raspéguy (un impeccable Anthony Quinn) incarne les vieilles valeurs militaires, à base de discipline et d’honneur, qui sont complètement inadaptées – elles agissent comme des œillères – pour bien appréhender la situation algérienne. De par son comportement sincère – parfois obtus, mais digne – il fait office de cordon détonant entre deux autres individualités totalement opposées, et extrêmement perfectibles car sans nuances. Tous deux seront victimes de leurs idéaux. Le capitaine Philippe Esclavier (Alain Delon) représente la « bonne conscience » de l’armée (et d’une grande partie de l’opinion publique de l’époque) et les aspirations pacifistes de la nouvelle génération. Une bienveillance qui frôle la naïveté quand il se retrouve trahi par le sujet de ses attentions (interprété par Claudia Cardinale). Sa Némesis, c’est le capitaine Boisfeuras (l’excellent Maurice Ronet) à l’esprit revanchard, qui laisse ses ressentiments prendre le dessus sur son humanité. Le clash est donc inévitable. Et, au final, aucun de ces trois personnage ne sortira glorifié de l’aventure.
Evidemment, avec le recul, on pourrait reprocher au film de ne pas aller assez loin dans l’analyse de ce conflit. Il faut cependant prendre bien conscience que Mark Robson n’avait pas pour intention de construire une œuvre polémiste – n’oublions pas qu’en 1966 les USA sont très divisés sur leur intervention au Vietnam -, mais plutôt un film de guerre traditionnel empreint de quelques nouveaux éléments de réflexion. Ainsi, même s’il jette un regard critique sur les deux partis (une réciprocité qui était quand même assez nouvelle), le réalisateur canadien reste dans les limites du politiquement correct. Il se plie également aux anciens us hollywoodiens, comme celui de confier les principaux rôles d’autochtones à des acteurs occidentaux (Claudia Cardinale est Aïcha, George Segal est le lieutenant Mahidi, Grégoire Aslan est le docteur Ben Saad…) qui ont le plus grand mal à nous tromper sur leurs origines, et il met en scène ses affrontements à l’ancienne, sans trop se soucier de leur exactitude. Le plan final, cependant, qui met en scène un Philippe Esclavier retourné à la vie civile, riant de l’inanité de la lutte, se pose comme un véritable pied-de-nez aux conventions établies par les studios.
Les Centurions ; un film d’aventure divertissant, riche d’un casting prestigieux, mais certainement pas du cinéma vérité.
Ma côte : 3/5
Les Centurions (Lost Command – USA -1966)
Réalisation : Mark Robson
Scénario : Nelson Gidding, d’après le roman de Jean Lartéguy
Musique : Franz Waxman
Avec : Anthony Quinn (colonel Raspeguy), Alain Delon (Capitaine Esclavier), George Segal (lieutenant Mahidi), Michèle Morgan (Comtesse Natalie de Clairefons), Maurice Ronet (capitaine Boisfeuras), Claudia Cardinale (Aïcha), Grégoire Aslan (docteur Ben Saad), Jean Servais (général Melies).
Film disponible en DVD aux éditions Tristar Columbia (juin 2002)